Introduction à la Philosophie thomiste.
I. Notions fondamentales.
Avant de rentrer dans les différents traités philosophiques, il convient de faire un petit tour par les notions fondamentales. Cette méthode a ses avantages comme ses inconvénients. Les avantages en sont qu’une fois ces notions connues (on n’osera pas dire maîtrisées) il sera alors plus aisé de se mouvoir dans les textes de saint Thomas, et surtout de saisir les subtilités du langage thomiste.
Cependant, il faut en être conscient, cette méthode présente un gros défaut, qui pourrait même devenir un handicap majeur si on n’y prenait garde. Elle risque en effet de donner de la philosophie une image de puzzle où pour comprendre il suffirait simplement de trouver l’ordre dans lequel il faille placer les mots. Ceci serait catastrophique, nous ne devons jamais oublier que le véritable philosophe vit véritablement sa philosophie, c’est à dire qu’en lui les concepts sont actués et que par conséquent il s’élève par sa réflexion. Nous aurons à revenir sur ce point en psychologie.
Ce qu’il faut retenir pour le moment c’est que ces concepts, que nous allons étudier et employer, doivent être compris et non pas seulement appris.
I.1. Notion de l’être.
Saint Thomas parle souvent d’un double sens du verbe esse :
- Ce mot signifie d’une part la réalité, le fait d’être réel pour les choses qui existent selon les prédicaments.
- D’autre part, il indique la composition du prédicat et du sujet, composition qui se situe dans la seconde opération de l’intellect (le jugement).[1]
Le premier sens mentionné est parfois subdivisé en un sens principal, celui de l’acte d’être qui résulte des principes de la chose, et en un second sens, celui de l’essence selon laquelle la chose existe. Mais notons au passage que la composition est basée sur l’être de la chose, qui est l’acte de l’essence.
Dans d’autres textes de St Thomas l’étant peut avoir encore d’autres sens, cependant en ce qui concerne la Question 3 de la prima pars, nous ne trouvons de références qu’à ces deux sens précis.
I.2. Le concept de l’être.
La pensée humaine se développe graduellement et va de ce qui est plus général à un savoir plus particulier. Le concept d’étant est le premier connu par nous car il est le plus indéterminé et le plus général. Toute la vie intellectuelle de l’homme est tracée, elle doit rester au contact du réel et est ordonnée au réel.[2] La perfection de notre vie cognitive est la connaissance de l’Être Absolu. Le fait que l’étant est ce que nous connaissons en premier implique aussi que nous expérimentons directement les choses et le monde. Le premier concept du mot étant que nous acquérons est général et encore indéterminé. Mais, le contenu du mot étant signifie tout ce qui est réel et contient en lui-même la réalité de tout ce qui existe d’une manière ou d’une autre. Nous pouvons donc relever qu’étant veut dire « ce qui est ».
Nous voyons ici un aperçu général et vague du concept d’étant, nous reviendrons plus tard sur la notion d’être dans la partie sur l’ontologie, mais avant cela il faut étudier les différentes divisions de l’étant.
I.3. La division de l’étant[3].
La première question qui se pose est de savoir qu’elle est la première division de l’étant. On pourrait penser que la division en substance et accident est la première, étant donné que la substance est la réalisation la plus authentique de l’étant. Pourtant on peut rapidement s’apercevoir que la distinction entre substance et accident se fonde sur la division de l’étant en acte et de l’étant en puissance. Par conséquent même du point de vue psychologique les concepts d’acte et de puissance précède ceux de substance et d’accident. L’acte et la puissance sont présents dans tous les prédicaments[4][5].
I.3.a. La Puissance.
La puissance proprement dite est une capacité réelle de produire ou de recevoir un acte. La puissance a en effet une relation essentielle à l’acte, c’est à dire, l’achèvement d’un degré particulier de l’être. Mais on ne peut pas réellement définir la puissance. Il s’agit d’un état du réel. Dans ce sens on la qualifie de « subjective ». Il faut donc voir en elle une réalité, tandis que la possibilité « objective » (la possibilité de réalisation d’un cercle non existant) reste de nature purement idéale.
La puissance est une des notions analogiques primitives qui à proprement parler ne peuvent être définies, mais que l’on peut seulement s’efforcer de saisir dans des exemples comme par induction, et en s’appliquant à les distinguer de ce qu’elles ne sont pas.
L’être en puissance appartient à la réalité appartient à la réalité dont il détermine les ordinations effectives à des actuations ultérieures. Cependant, il n’est, dans sa propre ligne aucunement en acte.
« Potentia dicitur ad actum » qui dit puissance dit nécessairement imperfection.
- Ordre à l’acte, imperfections, tels sont les deux caractères communs à toute puissance.
Nous avons distingué plus haut la puissance subjective (potentia) de la puissance objective (possibilitas). Nous ne regarderons ici que la puissance subjective. Elle se divise elle-même en deux types :
1.Puissance active (principe de l’activité de l’agent)
- « Principium transmutationis in aliud in quantum est aliud »
2.Puissance passive (aptitude qu’a une chose à être transformée par une autre)
- « Principium quod aliquis moveatur ab alio in quantum aliud »
Par rapport à l’agent la puissance passive sera dite naturelle ou obédientielle suivant qu’elle se rapporte à un agent qui lui est immédiatement proportionné ou à un agent transcendant.
I.3.b. L’acte.
Au sens strict l’acte est ce par quoi l’être se détermine et se parfait[6]. Être en acte c’est donc avoir une existence complète, tandis qu’être en puissance c’est n’avoir qu’une existence incomplète. Lorsque l’on parle du passage de la puissance réelle à l’acte, on parle de mouvement. L’acte se réfère toujours à quelque chose qui existe. De plus l’acte se manifeste dans son opposition à la puissance. Mais si la puissance inclut bien l’acte dans sa notion (dicitur ad actum), l’on ne peut pas dire à l’inverse que l’acte implique nécessairement la puissance, il est d’abord ce qui est effectivement (ex. l’acte pur).
I.3.c.Acte et puissance.
« Tout étant est parfait en tant qu’il est en acte, imparfait en tant qu’il est en puissance »[7]. Ce principe découle clairement du contenu des concepts de puissance et d’acte : ce qui est, est acte. La puissance est par contre la potentialité à un acte. Il s’ensuit donc que, logiquement l’acte est plus parfait que la puissance, car est parfait ce qui existe, c’est à dire ce qui est en acte. Et pourtant, une puissance peut, parfois être plus parfaite que l’acte, s’ils ne sont pas d’un même genre. Ainsi l’intellect humain qui est une puissance, est plus noble que la forme substantielle de la pierre qui va l’actuer[8]. Seul un acte pur serait totalement parfait. En effet, un acte pur, existe pleinement, c’est à dire à l’exclusion de toute puissance.
Regardons maintenant la causalité entre acte et puissance, « ce qui est en puissance, n’est porté à l’actualité que par un étant qui est lui-même en acte. »[9]. Pour produire un effet, il faut un agent, cependant, l’agent n’agit que lorsqu’il actualise son action (agit actu). On peut aussi exprimer cette idée par : tout ce qui se meut est mû par autre chose, c’est à dire, qu’il est porté par un autre à cette réalité qui est le terme de ce mouvement. Si une chose, n’est pas une forme particulière, elle ne peut se la donner soi-même (puisqu’elle ne la possède pas), elle doit donc la recevoir d’un autre. On voit petit à petit se dessiner le problème de la métaphysique, en effet, on aperçoit la nécessité d’un être premier, qui ne reçoit rien, et donc qui est tout, ou plus exactement « qui est ». Mais n’anticipons pas trop, continuons l’étude de la relation existant entre l’acte et la puissance. Tout ce qui se meut est constitué d’acte et de puissance car, afin de changer, il doit exister, mais il doit aussi être dans un état de puissance par rapport à ce qu’il devient par ce changement. Dans le processus du changement, la puissance précède l’acte dans le sujet qui est conduit de la puissance à l’acte. Pourtant, en dernière analyse, l’acte précède la puissance, car ce qui est en acte doit être la source et la cause de l’être et du contenu essentiel des choses[10].
Passons à la distinction entre acte et puissance. Dans une chose qui peut changer, l’acte et la puissance doivent être distincts, car ce qui est en puissance n’est pas encore, tandis que ce qui est en acte est déjà. La puissance n’est pas encore en acte, mais peut recevoir une détermination et devenir une réalité. L’acte est déjà une détermination et est réel. Or ce qui existe et ce qui n’est pas encore, sont distincts : « L’être est, le non être n’est pas. » Donc un étant ne peut, en même temps et sous le même rapport, être en acte et en puissance. Nous avons affaire ici à une distinction réelle[11] c’est à dire qu’il faut par conséquent reconnaître une certaine réalité à la puissance en dehors de son actuation par l’acte.
Enfin, terminons, par le principe fondamental concernant la limitation de l’acte. L’acte est une perfection et il ne peut être limité que par une puissance[12]. En effet, l’acte en lui-même est perfection, il ne peut donc pas être limité par lui-même (nous nous positionnons ici au niveau des étants finis, car, pour les anges par exemple, la forme ne compose pas avec de la matière, et dans son domaine, l’acte peut être absolument parfait. Mais soulignons bien le fait que cela se passe dans un domaine particulier.), puisqu’à ce moment là il ne serait plus parfait. Il ne peut être limité que par ce qui le reçoit. Par conséquent, les perfections formelles que nous connaissons et qui sont actuellement limitées, ne le sont pas à cause d’elles mêmes, mais à cause de la puissance à laquelle elles sont reliées ou du sujet dans lequel elles se trouvent.
Nous voyons mieux maintenant la relation entre puissance et acte, et nous voyons donc que seul un être absolument premier peut être acte pur, puisque étant absolument premier, il est obligatoirement acte. S’il y avait en lui une puissance, il faudrait, avant lui, un acte pour actuer sa puissance. Mais, il faut noter également que la notion de puissance et d’acte touche aussi bien les être matériels, que les êtres immatériels. Cependant ne nous occupons pas ici des êtres immatériels, occupons nous plutôt des êtres matériels. Ceux-ci sont composés de matière et forme, après avoir vu l’acte et la puissance, il va être plus aisé de comprendre la composition de la matière et de la forme.
I.3.d. Matière et forme.
Il nous faut ici, faire une petite distinction, il y a d’une part la matière première, puissance pure, et d’autre part, la materia signata (matière seconde), qui est déjà actuée, tel les parties d’un tout, elles existent, donc sont actuées. Nous allons parler ici de la materia signata, c’est à dire matière seconde.
La matière est l’élément indéterminé, non spécifique, qui se retrouve partout et en tout, avec ses parties multiples étendues dans l’espace. Le problème qui se pose à nous, est de savoir pourquoi, les parties organiques multiples de la matière, étendues dans l’espace, ne se séparent pas comme leur nature propre le leur permettrait, et comme elles le font parfois. On constate en effet dans la nature qu’elles restent constantes, adhérentes, continues, pour composer un certain corps particulier, différent de tous les autres en grandeur, en figure, etc. Un corps[13] existe avec un unité interne, ses parties organiques ne s’éparpillent pas à droite et à gauche. Cet assemblage, n’était pas nécessaire, mais seulement possible : il n’a pas toujours existé et n’existera pas toujours. Cependant durant le temps où il existe, il y a une cause qui le maintient en état. Or cette cause, ne peut être extérieure, chaque corps a une unité intérieure et propre bien à lui : une unité naturelle dont la source doit se trouver au plus intime de son être, dans sa substance même. Il y a donc en celle-ci outre la matière aux parties multiples, un rassembleur de la matière, une énergie unificatrice, un principe de cohésion présent à toutes les parties, qui s’insinue en elles et les tient par le dedans, leur communiquant leur propre unité. « Omne corpus divisibile est. Omne autem divisibile indiget aliquo continente et uniente partes ejus. »[14]. Admettre cela c’est admettre dans chaque corps une forme substantielle. On arrive ainsi au fait que tout corps est composé de matière et forme, puisque c’est cette forme qui lui donne son unité[15]. Cette forme qui s’oppose à la dispersion, à la dissociation, est nécessairement quelque chose de simple. Ce quelque chose qui maîtrise la matière, qui est un alors que tout le reste est divers, stable alors que tout le reste change, nous l’appelons la forme substantielle.
Donc d’un côté il y a dans l’univers , de la matière : sans quoi nous n’aurions à faire qu’à de l’intelligence pure, nous vivrions dans un monde tout spirituel, parmi des esprits sans corps. Le sensible s’évanouirait. Et d’autre part il y a dans l’univers, des formes : sans quoi rien ne serait précisément intelligible, aucun objet différencié ne s’offrant à l’esprit. Il reste cependant malgré cela une question, comment cette dualité intrinsèque est-elle compatible avec l’unité de l’être ? Comment des principes aussi divers, voire opposés, se réconcilient-ils au point de collaborer à la constitution d’une substance unique ? Par un rapport d’acte et de puissance, la forme jouant le premier, la matière le second. Sous peine de briser l’unité, on ne peut concevoir l’être substantiel comme une simple association. Une nature complexe n’est pas contradictoire. En effet il est tout à fait inconcevable qu’un individu porte en lui deux existences distinctes. En effet cela scinderait sans remède la substance créée. Une matière pure puissance, sans existence propre est absolument requise pour sauvegarder l’unité de la substance. La matière et la forme sont les éléments de l’essence, l’une déterminable, l’autre déterminante, dont l’existence est l’acte commun. La matière et la forme sont deux, leurs essences sont irréductibles. Elles ne feront vraiment un que si un même élément, absolument singulier, rigoureusement unique, est présent en elles, les pénètre également l’une et l’autre. L’essence et l’existence sont les deux aspects de l’être. Puisque la première ne nous fournit pas la raison de l’unité, il nous faut regarder du côté de la seconde. La matière et la forme constituent un seul être parce que, dépourvues l’une et l’autre d’existence propre, elles communient en une existence unique qui les réalise à la fois, à laquelle chacune participe à sa façon, et dont, réciproquement, elles déterminent les modes de réalisation : la matière apportant la capacité d’extension quantitative, la forme étant le principe des qualités. Bref la matière et la forme ne sont pas deux choses juxtaposées, deux êtres absolus et réalisés chacun pour soi, mais les constituants intrinsèques d’un même existant.
Maintenant que nous avons bien vu la composition d’acte et de puissance, ainsi que celle de matière et de forme, et surtout le rapport entre matière et forme et essence et existence, il nous faut aborder, justement, la question de l’essence et de l’existence.
I.3.e. L’essence et l’existence.
En rentrant dans l’étude de l’essence et de l’existence, nous pénétrons plus à fond dans l’ontologie. Mais avant de parler de la relation qui existe entre l’essence et l’existence, il nous faut d’abord les aborder de façon séparée.
I.3.e.1. L’essence.
En guise d’introduction à l’étude de l’essence, saint Thomas propose la considération suivante : « Il faut que le mot essence signifie quelque chose qui est commun à tous les contenus naturels par lesquels les différents étants sont placés dans les divers genres et espèces… »[16] De même saint Thomas enseigne que l’étant et l’essence sont ce que l’intellect connaît en premier[17]. Cela veut dire que nous devons aller du concept de l’étant à celui de chose ou d’essence, et que l’essence suit bien l’étant en tant que celui-ci est divisé en prédicaments. Ceci signifie à son tour que « chose » ou « essence » peuvent désigner des contenus, non seulement substantiels mais aussi accidentels. Mais il est vrai que dans son sens le plus propre, l’essence se dit de la substance.
Les choses matérielles sont composées de matière et de forme. Celles-ci appartiennent toutes les deux à l’essence et à la définition, puisque ce n’est pas seulement la forme mais aussi la matière qui constitue la nature des choses matérielles[18]. La définition d’une chose concerne l’essence générale[19], car elle fait abstraction de sa réalisation individuelle[20]. C’est pourquoi dans l’étude de l’essence la matière concrète individuelle n’est pas considérée. Ce qui est propre à Paul en tant qu’il est cet humain là, n’est pas compris dans l’essence quoique, dans l’étant individuel, l’essence soit toujours déterminée individuellement.
Tant le genre que l’espèce expriment l’essence, mais ils le font d’une manière différente. Le genre[21] signifie de façon indéterminée ce qui est contenu dans l’espèce, alors que l’espèce détermine le genre[22]. Parce qu’il est déterminé ultérieurement le genre a les caractéristiques de la matière (sans être lui-même matière)[23]. Les essences spécifiques sont déjà contenues dans leur genre respectif, quoique de façon indéterminée. Le genre et l’espèce dénotent l’essence existante, en tant qu’ils expriment tous les deux ce qui est contenu dans l’individu[24]. Bien que notre concept de l’essence soit un concept universel, son universalité n’appartient pas à la chose existant individuellement. Nous ne disons pas que Paul est une espèce, mais qu’il est homme[25]. Il s’ensuit que dans les choses matérielles, l’essence existe comme réalisée individuellement, même si nous la connaissons comme quelque chose d’universel. C’est pour cette raison que nous ne disons pas que l’individu est sa propre essence[26]. Ainsi ce qui est propre à l’essence spécifique en tant que telle, à savoir son universalité, n’appartient au contenu de ce que les choses sont qu’au niveau de la pensée[27].
Dans les choses non composées il n’y a pas de matière et par conséquent pas d’individuation. En elles l’essence coïncide avec les formes simples qu’elles sont en tant que substances[28]. Mais même dans ces substances l’essence n’est pas l’existence[29].
Saint Thomas envisage l’essence par rapport à l’être de la même manière qu’il envisage la puissance par rapport à l’acte. Avant sa réalisation dans un étant, l’essence n’a aucune réalisation qui lui soit propre. Il nous faut donc pour comprendre l’actuation de l’essence étudier l’existence, qui se comporte comme son acte.
I.3.e.2. L’existence.
« Ce que j’appelle être est de toutes les choses la plus parfaite. »[30]. Le noyau et le centre de tous les étants, c’est leur être, leur existence, c’est-à-dire leur réalité ou leur actualité ou leur ratio essendi. Mais l’être donne aussi de la stabilité et du repos[31]. L’être est la réalité d’un étant, l’actus entis, la réalisation de l’essence[1][32]. Ainsi l’être est à la forme comme quelque chose qui la suit per se, mais non pas comme l’effet qui découle de la puissance active d’un agent. L’être est consécutif per se à la forme des créatures[2][33]. Cela veut dire que la forme est la cause de l’être dans l’ordre de la causalité formelle[34]. La forme fait que la substance devient réelle, parce qu’elle même devient réelle grâce à l’action divine[35]. L’être est le facteur le plus déterminant parce qu’il porte une chose à sa réalité et lui donne donc toute sa perfection[36]. Néanmoins la forme « exerce » l’existence qui est son acte le plus élevé.
Au plus intime de lui-même, l’être consiste à être ceci ou cela, cependant au niveau universel, il dépasse le simple fait d’être ceci ou cela, d’être un homme, c’est ce qui rend réel. De lui-même l’être n’a aucune extension comme en ont les corps qui sont portés à l’existence par lui. Il est indivisible[37]. L’être reste en lui-même dans l’état d’un moment actuel et permanent[38]. La temporalité n’est par conséquent pas essentielle à l’être, pour ces raisons l’être est davantage qu’une simple actualité accidentelle.
Il nous reste maintenant à voir le point important qui est la distinction entre l’être et l’essence.
I.3.e.3. La distinction entre l’être et l’essence
Pour la distinction entre l’être et l’essence, on peut distinguer trois groupes de preuves :
1) Un premier argument est fondé sur la manière selon laquelle nous concevons l’essence de quelque chose. Pour connaître une chose comme une plante ou un animal, nous devons connaître les caractères de son essence. Mais rapidement nous constatons que l’existence n’est pas comprise dans celle-ci. Il s’ensuit que l’existence n’est pas dans l’essence comme l’un de ses attributs mais qu’elle est surajoutée à celle-ci[39]. Cet argument se fonde sur le fait que notre concept de l’essence d’un étant matériel est emprunté à cet étant particulier et que, par conséquent, le contenu de ce concept (res concepta) existe en réalité. Cela est du à la nature spécifique de la connaissance humaine : l’intellect humain est en puissance à la connaissance. Il est fécondé et déterminé par l’intelligibilité des choses, c’est à dire par leur contenu formel. Bien que des choses comme l’eau, le bois, les animaux…fassent connaître avant tout leurs propriétés accidentelles, elles manifestent aussi leurs essences respectives dans cette communication, même si, le plus souvent, elles le font par un concept confus ou générique. Il en ressort dès lors que l’être d’une chose n’est pas contenu dans son essence, dont la connaissance nous est donnée par la chose elle-même. Apparemment il faut situer l’être en dehors de l’essence.
2) Une seconde preuve s’élabore à partir de la contingence des êtres. Saint Thomas appelle contingentes les causes matérielles, qui ne produisent pas leurs effets de façon nécessaire. Est contingent aussi le choix libre de la volonté. Pour saint Thomas le mot contingent désigne ensuite les choses corruptibles qui ont la possibilité de ne pas être[40]. Enfin il emploie ce terme pour indiquer l’existence des choses crées, considérées dans leur dépendance de Dieu qui les a créées librement[41]. A partir de ceci on peut formuler l’argument suivant : ce qui est corruptible ou contingent ne tire pas son existence de soi-même. En effet sinon, il n’y aurait aucune explication au fait que les étants puissent perdre leur existence, ou qu’ils n’existent pas de façon nécessaire. Si quelque chose ne tire pas son être de lui-même cela veut dire que cet être lui est ajouté. Ainsi dans les choses contingentes, l’être et l’essence (essence prise au sens de l’essence individualisée) sont vraiment distincts. Ceci sera plus facilement compris si on considère que ce qui est son être par lui-même ne le perd jamais mais le possède au contraire comme appartenant à son essence. Il est ainsi manifeste que les choses corruptibles ne tirent pas leur être d’elles-mêmes[42].
3) La troisième preuve est tirée de l’unité et de la multiplicité des choses. Si une chose était identique à son propre être, elle ne pourrait jamais exister dans un grand nombre d’individus[43]. L’être en tant que tel signifie une plénitude d’actualisation. C’est une concentration de réalités et de perfection dans l’unité. La multiplicité et la multiplication ne peuvent se produire qu’à cause d’un facteur potentiel et limitatif. Ainsi toutes les choses qui sont des substances ne peuvent être leur propre être[44]. Si une substance devait être sa propre existence, elle serait son propre univers sans aucune communauté avec les autres. En fait ici on utilise la limitation de l’être créé : quand d’une façon d’être particulière et limitée est réalisée, l’être est reçu dans un sujet qui le limite[45]. L’être qui par lui-même est une plénitude d’être sans limite, ne peut être qu’un[46]. Mais notre perception de la multiplicité n’est pas une diversité absolue, car les étants ont réellement quelque chose en commun, ils sont étants, ils ont donc en commun le fait d’être.[47]
L’être commun étudié en ontologie est donc composé de deux principes réellement distincts l’un de l’autre. Une distinction purement logique entre des éléments qui en réalité coïncident ne suffirait pas pour expliquer la multiplicité et la contingence des choses. La véritable unité n’est possible que si les deux parties sont reliées l’une à l’autre comme le sont l’acte et la puissance[48]. Ce sont deux composants (entia quo) qui ne sont pas eux-mêmes l’étant, mais par lesquels l’étant qu’ils constituent existe. L’essence seule n’est pas un étant, puisqu’elle n’existe pas en tant que telle. De même l’acte d’être n’est-il pas ce qui existe. On parle donc de l’essence et de l’être comme de deux composants de l’étant, unis comme une puissance et son acte. Ainsi ils peuvent constituer un étant unique.
De la même manière que la matière est déterminée par la forme, l’essence est portée à la réalité par l’être. La grande différence est, cependant, que la matière ne détermine pas la forme substantielle (sauf en tant qu’elle la limite à un sujet individuel), alors que l’essence détermine la nature de l’acte d’être (au moins dans ce sens que le sujet est ajusté à elle). L’acte d’être est reçu, limité et déterminé par l’essence. L’être qui n’est pas ordonné à, ni reçu dans une essence n’a aucune limitation et possède la plénitude de l’être. Les créatures par contre sont une détermination et une limitation de l’être, à cause de leurs essences par laquelle chacune diffère des autres.
L’essence et son acte d’être sont reliés l’un à l’autre comme le sont la puissance et l’acte. Mais nous devons éviter de considérer ces deux composants comme des principes indépendants l’un de l’autre. En réalité on ne peut séparer l’être de l’essence, car ils sont toujours ensemble : l’être réalise une essence particulière, tandis que cette essence possède et affirme catégoriquement que l’être est l’actus essentiae et que l’essence est créée simultanément avec son acte d’être[49]. Mais ce qui existe c’est l’étant, son être et son essence ne le sont que dans le cadre de ce tout, bien que l’être soit le composant qui fait exister celui-ci. On le voit, la composition de l’être et de l’essence est d’un ordre tout à fait différent d’une composition de parties quantitatives. L’être ne reçoit pas son degré de perfection de l’essence. l’être est attribué aux choses en tant que celles-ci appartiennent à l’un ou l’autre des prédicaments[50].
La doctrine de la distinction réelle est intimement liée à celle de la participation de toutes choses à l'être divin[51]. Saint Thomas souligne que « tout ce qu’il y a, dans une chose, d’extrinsèque à son essence, est le produit d’une cause »[52] et que toutes les autre choses en dehors de Dieu ne sont pas leur propre être mais participent à l’être[53]. Le fait d’être créé implique nécessairement cette composition d’être et d’essence qui constitue, en fait, la nature profonde des étants.
Il nous reste encore un point à observer, la composition de substance et d’accidents.
I.3.f. La substance et les accidents.
Les étants que nous percevons sont des substances qui possèdent certaines propriétés. Quelques-unes de ces propriétés ne sont pas essentielles car elles peuvent changer, alors que le sujet auquel elles appartiennent demeure le même. Il s’agit alors de déterminations qui ne sont pas la chose elle-même, mais qui lui sont attribuées, ce sont les accidents. Les accidents renvoient toujours à la substance à laquelle ils appartiennent. Dans leur définition la substance est mentionnée comme le sujet auquel ils sont inhérents[54]. Les choses qui nous entourent existent en et par elles-mêmes. En d’autres termes, elles sont des substances. A parler strictement seules les substances existent. Les accidents sont des déterminations à l’intérieur de cette réalité[55]. La substance est la chose qui existe, possède une perfection fondamentale et constitue un tout qui est complet. Les accidents laissent intact ce tout, car ils en sont des déterminations complémentaires, ils ne constituent pas avec la substance, un nouvel étant par soi (ens per se), mais un tout per accidens. Comme toute composition ontologique, cette unité accidentelle repose sur le rapport de l’acte à la puissance[56]. Le rapport entre la substance et ses accidents est caractérisé par une influence mutuelle, c’est à dire, celle qu’exercent les différents genres de causes. Si il y a entre la substance et ses accidents une relation de la puissance à l’acte, cela ne veut pas dire qu’on ait à faire ici à une exception à la règle selon laquelle une puissance et son acte respectif se situent sur le même niveau ontologique. Certes, la substance appartient à un ordre bien différent de celui des étants accidentels. Mais la réponse à la difficulté est que les accidents déterminent la substance dans la mesure où celle-ci est de nature à avoir des dimensions dans l’espace, à être déterminée par des qualités etc. d’une manière accidentelle. Un accident n’est pas un étant qui subsiste lui-même, mais un étant dans un autre[57].
En raison du fait que l’être n’exprime pas de lui-même un contenu particulier, mais est déterminé par son ordre à une forme en sorte d’être ainsi une actualité particulière, il faut faire une distinction dans un accident entre sa forme d’une part et son actualité d’autre part, à condition que cette actualité soit seulement supplémentaire à tout ce qu’est la chose existante. C’est par son être que la substance actualise et pose ces déterminations accidentelles, mais elle ne peut pas les produire quant à leur contenu formel : être Socrate n’est pas la même chose qu’être sage. Quant à son contenu formel cet être accidentel résulte dans la substance de l’influence causale formelle déterminante de la forme accidentelle. C’est l’accident porté à sa réalisation. La forme accidentelle et l’être accidentel résultant son réellement distincts quoique toujours ensembles.
Conclusion
En conclusion, on peut voir que la composition de la substance et des accidents est une conséquence de la distinction d’essence et d’existence : l’Existence même (Ipsum esse) est unique, comme tout acte pur, et elle existe par soi. Tous les êtres qui ne sont pas leur existence existent donc par l’existence même (propriété d’être ab alio). Parmi eux enfin, il faut qu’ils s’en trouvent qui existent en soi tout en existant par Dieu : ce sont les substances (propriété d’être en soi). Saint Thomas est ainsi amené à conclure que la distinction de la substance et de l’accident est elle-même fondée sur la distinction de l’essence et de l’existence. Pour entrer dans le prédicament substance et pour avoir des accidents, il faut réellement être composé d’une essence et d’une existence réellement distinctes.[58] Ainsi on ne peut comprendre la composition réelle de la substance et des accidents sans se rapporter aux autres compositions réelles. On sait que l’existence et l’essence fonctionnent sur le modèle d’acte et de puissance, l’essence se comportant comme une puissance à l’égard de l’acte qui se comporte comme un acte. Et, de plus, il faut également considérer la composition de substance et d’accident sous l’aspect du composé de matière et de forme, surtout si on considère la matière et la forme sous l’aspect considéré dans le De principiis[59]. Il semble alors qu’on ne puisse véritablement saisir la composition de substance et d’accidents que si l’on imagine une double composition de matière et de forme et d’essence et d’existence, ainsi cette composition devient plus claire. C’est par le rapport avec l’essence et l’existence que l’on pourra comprendre la composition de substance et d’accidents[60]. Mais c’est par la composition à partir des compositions que l’on en saisira vraiment l’étendue.
Notes et références
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q. 3, a.4, ad 2 : « Ad secundum dicendum quod esse dupliciter dicitur : uno modo, significat autem essendi ; alio modo significat compositionem propositionis, quam anima adinvenit coniungens praedicatum subjecto. »
- ↑ Cf. De Veritate, Q.1, a.1 « Anima nata est convenire cum omni ente »
- ↑ Même si le but de cet article est de se familiariser avec les grands concepts thomistes, on est malheureusement obligé d’employer un certain nombre de concepts avant même de s’être familiarisé avec eux.
- ↑ Cf. V Metaph., leçon9, n°897 : « In omnibus enim praedictis quae significant decem praedicamenta, aliquid dicitur in actu et aliquid in potentia. »
- ↑ Le mot prédicament vient du latin praedicare qui veut dire : dire, attribuer quelque chose à quelqu’un. On appelle prédicaments les catégories ou classes suprêmes de prédicats attribuables à un sujet. Aristote en comptait dix, le premier celui de la substance, le neufs autres étant les différentes catégories d’accidents : quantité, qualité, relation, lieu (où ?), temps, action, passion, situation et possession. Il faut cependant faire attention à ne pas confondre les prédicaments d’avec les prédicables (genre, espèce, différence, propre, accident) les prédicables disent l’universel qui est dans l’esprit et ses diverses manières de regarder le réel.
- ↑ Actus est quando res est, non tamen est sicut in potentia.
- ↑ Cf. Contra Gent. L. I, ch. 28 : « Unumquodque perfectum est, in quantum est actu, imperfectum autem secundum quod est in potentia cum privatione actu. »
- ↑ L’intellect est comme une tabula rasa qui est actuée par la forme substantielle qu’elle saisit. Pour elle être actuée c’est devenir la forme substantielle connue.
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.3, a.1 : « Quia quod est in potentia, non reducitur in actum nisi per ens actu. »
- ↑ On voit ici se dessiner les différents types de causalité (formelle, matérielle, efficiente et finale)
- ↑ Il est à noter que dans la philosophie thomiste il y a deux types de distinctions : réelle et de raison.
1. La distinction de raison est celle effectuée par l’intelligence, c’est à dire qu’elle postérieure à la conception de la raison.
2.La distinction réelle elle est antérieure à la conception de la raison. Bien sûr on pourrait introduire et créer de nouvelles distinctions pour permettre une plus grande précision dans le domaine du donné réel. Mais cela ne semble pas opportun de changer la terminologie thomiste au moment où celle-ci est attaquée (quand elle n’est pas attaquée par ceux mêmes qui sont censés la défendre).
- ↑ « Actus utpote perfectio, non limitatur nisi per potentiam, quae sit capacitas perfectio »
- ↑ « Hoc igitur nomen quod est corpus multipliciter accipi potest. Corpus enim, secundum quod est in genere substantiae, dicitur ex eo quod habet talem naturam, ut in eo possint designari tres dimensiones; ipsae enim tres dimensiones designatae sunt corpus, quod est in genere quantitatis. Contingit autem in rebus, ut quod habet unam perfectionem ad ulteriorem etiam perfectionem pertingat, sicut patet in homine, qui et naturam sensitivam habet et ulterius intellectivam. Similiter etiam et super hanc perfectionem, quae est habere talem formam, ut in ea possint tres dimensiones designari, potest alia perfectio adiungi, ut vita vel aliquid huiusmodi. Potest ergo hoc nomen corpus significare rem quandam, quae habet talem formam, ex qua sequitur in ipsa designabilitas trium dimensionum cum praecisione, ut scilicet ex illa forma nulla ulterior perfectio sequatur; sed si quid aliud superadditur, sit praeter significationem corporis sic dicti. Et hoc modo corpus erit integralis et materialis pars animalis, quia sic anima erit praeter id quod significatum est nomine corporis et erit superveniens ipsi corpori, ita quod ex ipsis duobus, scilicet anima et corpore, sicut ex partibus constituetur animal. Potest etiam hoc nomen corpus hoc modo accipi, ut significet rem quandam, quae habet talem formam, ex qua tres dimensiones possunt in ea designari, quaecumque forma sit illa, sive ex ea possit provenire aliqua ulterior perfectio sive non. Et hoc modo corpus erit genus animalis, quia in animali nihil est accipere quod non implicite in corpore continetur » De Ente et Essentia. Ch.III
TRADUCTION : Ce terme corps peut être pris en plusieurs sens. En effet, dans le genre de la substance, on donne le nom de corps à ce qui a une nature telle que trois dimensions puissent y être somptées. Mais ces trois dimensions déterminées constituent en elles-mêmes le corps qui est dans le genre de la quantité. Or il arrive que dans les choses, une perfection possédée soit comme un palier pour en atteindre une nouvelle, comme c’est évident dans l’homme qui à la nature sensitive et ultérieurement, l’intellectuelle. Et de même, à cette perfection qu’elle la possession d’une forme apte à avoir trois dimensions, peut s’ajouter une autre perfection, la vie ou quelque chose de cet ordre. Ce terme corps peut signifier une chose qui a une forme impliquant la détermination des trois dimensions, mais de telle sorte que de cette forme, nulle perfection ultérieure ne dérive ; si quelque chose d’autre lui est surajouté, ce sera alors en dehors de la signification du mot corps ainsi entendu. De cette sorte le mot corps sera la partie intégrante et matérielle de l’animal – parce que l’âme sera en dehors de ce qui est signifié par ce terme corps et se trouvera adjointe à ce corps de telle façon que de ces deux éléments, à savoir l’âme et le corps, l’animal soit constitué comme de deux parties.
Ce terme corps peut avoirs une autre acceptation : il signifiera alors une chose possédant une forme de laquelle peuvent procéder trois dimensions quelle que soit cette forme, qu’une perfection ultérieure puisse en dériver ou non ; dans ce sens le corps sera le genre de l’animal parce que l’animal ne comprend rien qui ne soit implicitement contenu dans le corps.
- ↑ Cf. Contra Gent. L.II, ch. 65
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.3, a.2 : « Omne compositum ex materia et forma est corpus. »
- ↑ Cf. De Ente et Essentia. ch.I : « Oportet quod essentia significet aliquid commune omnibus naturis, per quas diversas entia in diversis generibus et speciebus collocantur,… »
- ↑ Idem, « Non enim res est intelligibilis, nisi per definitionem et essentiam suam. »
- ↑ Cf. De Ente et Essentia. ch.II : « Definitio autem substantiarum naturalium non tantum formam continet sed etiam materiam. »
- ↑ Il faut noter dès à présent que l’on distingue différents « types » d’essences. L’essence concrète, la natura absolute et l’universel. Mais ce point qui est l’un des plus complexe (surtout pour la natura absoluta) sera abordé en métaphysique.
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.3, a.3 : « Quia essentia vel natura comprehendit in se illa tantum quae cadunt in definitione speciei »
- ↑ Le genre comme les autres prédicables est un être de raison, c’est à dire qu’il n’a aucune réalité en dehors de la conception de notre intelligence. Bien sûr il y a un certain fondement dans le réel, dans le sens où les divisions qu’il indique ne sont ni arbitraires ni infondées, mais bel et bien fondées dans le réel.
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.3, a.5 : « Primo quidem, quia species constituitur ex genere et differentia. Semper autem id a quo sumitur differentia constitues speciem, se habet ad illud unde sumitur genus, sicut actus ad potentiam. »
- ↑ Idem. : « Omne enim genus habet differentias quae sunt extra essentiam generis »
- ↑ Cf. De Ente et Essentia. ch.III : « Sic igitur patet quod essentiam hominis significat hoc nomen homo et hoc nomen humanitas. »
- ↑ C’est justement ce qui fait la différence entre l’essence et l’universel. Les universaux sont des êtres de raisons, alors que l’essence a une réalité en dehors de l’intellect.
- ↑ Cf. De Ente et Essentia. ch.IV : « Non enim potest dici quod homo sit quidditas sua »
- ↑ Cf. De Ente et Essentia. ch.III : « Ratio speciei accidat humanae naturae secundum illud esse quod habet in intellectu. »
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.3, a.3 : « oportet quod ipsae formae sint suposita subsitentia. Unde in eis non differt suppositum et natura. »
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.3, a.5 : « Et sic oportet quod quaecumque sunt in genere, differant in eis esse et quod quid est, idest essentia. »
- ↑ Cf. De Potentia, Q.7, a.2 ad 9 : « …Hoc quod dico esse est inter omnia perfectissimum »
- ↑ Cf. Contra Gent. L.I, ch.20 : « …aliquid fixum et quietum in ente »
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.3, a.4 : « …esse est actualitas omnis forma vel naturae »
- ↑ Idem
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.54, a.1 : « forma est quae dat esse », et in De Princ. Naturae, I : « Forma facit esse in actu »
- ↑ Cf. De Spir. Creat. a.1, ad 5
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.7, a.1 : « Illud quod est maxime formale omnium » et in Q. d. de anima a.1, ad 17 : « …quod licet esse sit formalissimum inter omnia, tamen est etiam maxime communicabile »
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.11, a.1 : « Et inde est quodunumquodque, sicut custodit suum esse, ita custodit suam unitatem. »
- ↑ Cf. note 6
- ↑ Cf. S. Th. Q.3, a.4 : « Primo quidem, quia quidquid est in aliquo quod est praeter essentiam eius, oportet esse causatum. »
- ↑ Cf. De Potentia Q.5, a.3 : « Potentia ad non esse »
- ↑ Idem. « Si rerum universitas considerantur prout sunt a primo principio »
- ↑ Cf. Contra Gent. L.II, ch.52 : « Sed cujuslibet rei creatae suum esse est ei per aliud, alias non esset creatum. Nullius igitur substantiae creatae suum esse est sua substantia. »
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.3, a.7 : « Sic igitur in omni composito est aliquid quod non est ipsum »
- ↑ Cf. De Veritate Q.27, a.1, ad 8 : « Omne quod est in genere substantiae est compositum reali compositione eo quod id quod est in preadicamento substantiae est in suo esse subsitens et oportet quod esse suum sit aliud quam ipsum. Alias non posset differe secundum esse ab illis cum quibus convenit in ratione suae quidditatis. »
- ↑ Cf. De Potentia Q.1, a.2 : « Esse enim hominis terminatum est adhominis speciem, quia est receptum in netura speciei humanae , et simile est de esse equi, vel cuiuslibet creaturae. »
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.3, a.5 : « quod ens non potest esse genus alicuius : omne enim genus habet differentias quae sunt extra essentiam generis ; nulla autemdifferentia posset inveniri, quae est extra ens. »
- ↑ Il semble cependant qu’aucune démonstration de l’école thomiste ne soit réellement convaincante, ni qu’aucune n’aboutisse réellement. On peut en revanche se reporter à celle du P. Guérard des Lauriers o.p.. Pour le Père Guérard il faut partir de l’existence de Dieu. Dieu est l’Ipsum esse en qui essence et existence ne sont pas réellement distinctes. Or l’Ipsum esse est unique et il ne peut être qu’unique. Par conséquent compte tenu de l’unicité de Dieu, dans tous les étants créés l’essence est distincte de l’esse. Or en philosophie thomiste nous l’avons vu il y a deux types de distinctions : distinction de raison (post concep. Intell.) et distinction réelle (ante concep. Intell.). Or cette distinction ne peut de façon évidente être une distinction de raison. Il s’ensuit que c’est bien une distinction réelle n’en déplaise aux suaréziens.
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.3, a.4 : « Oportetquod ipsum esse comparetur ad essentiam, quae est aliud ab ipso, sicut actus ad potentiam »
- ↑ Cf. De Potentia Q.3, a.5 ad 2 : « Ipsa quidditas creatur simul cum esse…Deus dans esse simul producit id quod esse recipit »
- ↑ Cf. Quodl. II, Q.2, a.2 : « Esse dicitur actus entis inquantum est ens, idest quo denominatur ens actu in rerum natura. Et sic esse non attribuitur nisi rebus ipsis quae in decem generibus continentur »
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.3, a.4 : « Ita illud quod habet esse et non est esse, est ens per participationem. »
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.3, a.4 : « Quidquid est in aliquo quod est praeter essentiam eius oportet esse causatum. » et in Ia, Q.3, a.7 : « quia omne compositum causam habet »
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.44, a.1 : « Omnia alia a Deo non sunt suum esse sed participant esse. »
- ↑ Cf. VII Métaph., L.1, n°1258 : « In definitione cuiuslibet accidentium oportet ponere definitionem substantiae »
- ↑ Cf. XII Métaph., L.1, n°2419 : « Ens dicitur quasi esse habens. Hoc autem solum est substantia quae subsistit. Accidentia autem dicuntur entia non quia sunt sed quia magis ipsis aliquid est ; sicut albedo dicitur esse, quia eius subiectum est. »
- ↑ De Potentia, Q.7, a.1 : « In omni compositio qualicumque compositione oportet potentiam actui commisceri. » et in S. Th. Ia, Q.3, a.6 : « quia subiectum comparatur ad accidens, sicut potentia ad actu »
- ↑ Cf. S. Th.I-II, Q.110, a.2 ad 3 : « Unde omne accidens non dicitur ens quasi ipsum esse habeat, sed quia eo aliquid est : unde et magis dicitur esse entis quam ens, ut dicitur in VII Metaphys. Et quia eius est fieri vel corrumpi cuius est esse, ideo, proprie loquendo, nullum accidens neque fit neque corrumpitur : sed dicitur fieri vel corrumpi, secundum quod subiectum incipit vel desinit esse in actu secundum illud accidens. »
- ↑ Cf. S. Th. Ia, Q.3, a.6 Resp. : « Licet id quod est aliquid qliud possit habere adiunctum, tamen ipsum esse nihil aliudadiunctum habere potest. »
- ↑ Cf. De Principiis, I,3 : « Sicut autem omne quod est in potentia potest dici materia, ita omne quo habet aliquid esse, quodcumque esse sit illud, sive substantiale, sive accidentale, potest dici forma. »
- ↑ Cf. La 5ème thèse thomiste : « Est praeterea, in omni creatura, realis compositio subjecti subsistent.
LE PROBLEME DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE.
(Par Léon Sobel Diagne.Conseiller Pédagogique Itinérant
PRF de Dakar)
L’idée d’une philosophie africaine, qu’on le veuille ou pas, compte au nombre des
différents questionnements de l’homme d’aujourd’hui. Cela veut dire que le problème de
l’existence de la philosophie africaine est posé, et qu’il s’agit maintenant de s’interroger sur sa
pertinence au non, sur la manière dont cette idée a été appréciée par les uns et les autres à
travers l’histoire de son évolution et enfin du «qu’en est-il de cette idée ou problème
aujourd’hui ?»
I. HISTORIQUE DU PROBLEME DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE.
Pertinente ou saugrenue, l’idée d’une philosophie africaine a fait couler beaucoup
d’encre et de salive, ceci depuis le contact de l’Afrique avec l’Occident.
Dès le départ les explorateurs occidentaux et après eux les colons qui envahirent le
continent africain considéraient à peine le nègre comme un homme. Et c’est cette même
logique qui les amena sans doute à refuser aux noirs toute civilisation et toute culture. De
sorte que la colonisation se fixait comme objectif de civiliser un noir à peine sorti de
l’animalité, par conséquent dépourvu de culture, de littérature, de philosophie, bref de tout ce
dont un homme civilisé doit disposer. Mais ce n’est là qu’un européocentrisme qui veut que
tout soit jugé à partir de l’Europe et de ses valeurs. Pascal ne disait-il pas «vérité au deçà des
Pyrénées, erreur au-delà»? Quelle compréhension les explorateurs et les colons avaient-ils de
cette pensée?
S’agissant de l’existence de la philosophie africaine la position adoptée par les
penseurs occidentaux, à travers l’histoire, mérite une attention particulière. En fait ce n’est pas
parce que les uns et les autres ont été tous favorables à l’existence d’une philosophie
africaine, mais simplement parce qu’une réflexion objective sur ce problème se doit de
recueillir tous les avis, du moins les plus connus peu importe qu’ils soient favorables ou
défavorables.
Sous ce rapport Hegel (philosophe allemand 1779-1831) est sans doute l’auteur le plus
connu, avec d’autres très célèbres aussi, dans ce camp de ceux qu’on appelle les
européocentristes comme le sociologue français Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) et Martin
Heidegger (philosophe allemand (1889-1976).
Hegel avait affirmé dans Les leçons sur l’histoire de la philosophie que la pensée et la
philosophie sont du domaine exclusif de l’Occident. Pour lui l’existence de la philosophie
dépend d’un certain nombre de données géographiques comme conditions favorables ou
défavorables. Au nombre des conditions défavorables à l’éclosion de la philosophie il y a :
- le haut pays, fait de steppes et de désert ;
- les plaines et les vallées, c’est-à-dire des plaines coupées par des rivières, marécages
entraînant des conditions d’échanges et de voyage difficiles.
Par contre la région côtière, pays ayant la mer comme facteur d’unité est très
favorable à la philosophie. Car selon Hegel «outre la facilité de communication, la mer
présente d’énormes avantages pour le développement des peuples côtiers, elle donne la
représentation de l’indéterminé, de l’illimité et de l’infini. Elle invite l’homme à la conquête,
au brigandage et à la recherche du gain. Elle élargit les idées et rompt les dépendances
auxquelles sont soumis les habitants des plaines et des vallées».
1°Pour Hegel aussi rappelle le
même auteur : «l’Afrique est un continent anhistorique... où l’idée n’a pas encore émergé».
Cela veut dire que selon Hegel «le Nègre ne peut pas accéder à la rationalité. Il manque
d’objectivité, ne reconnaît pas l’univers et ignore complètement la notion de transcendance».
2° Après Hegel, Lucien Lévy-Bruhl a soutenu que «tous les primitifs africains,
Australiens, habitants de l’Egypte Ancienne et du Mexique précolombien n’étaient dotés que
d’une mentalité prélogique (fondée sur le principe de participation et ignorant celui de
contradiction) et qualitativement différente de la logique propre aux Européens civilisés».
3° Et c’est Martin Heidegger qui va apporter la conclusion digne de cette vision
européocentriste ; car «la philosophie, écrit-il, est grecque dans son être même.... La
philosophie est grecque dans son être propre ne dit rien d’autre que l’Occident et l’Europe sont et eux seuls sont, dans ce qu’il y a de plus extérieur à leur marche historique
essentiellement philosophiques».
4° Ce refus catégorique de toute possibilité d’une philosophie africaine a fait des adeptes
avant de susciter un débat contradictoire.
Parmi les adeptes nous citerons Marx et Engels dont le premier aux moins était encore
sous l’influence de Hegel quand ils écrivaient «l’histoire de toute société jusqu’à nos jours
n’a été que l’histoire de luttes de classes».
5° Ainsi les peuples africains étaient exclus de tout
cela. D’ailleurs Engels, dans sa préface du Manifeste en 1883, a retouché cette conception de
l’histoire en écrivant ceci : «l’histoire écrite de toute société jusqu’à nos jours n’a été que
l’histoire de luttes de classes.» Le texte dans lequel il explique les raisons de cette
rectification est révélateur d’une certaine ignorance historique et géographique au moment où
ils rédigeaient le Manifeste du Parti Communiste.
Plus grave encore, il paraît que Hegel qui leur inspira la première mouture ne s’était
jamais rendu en Afrique, et que ses allégations ne reposaient que sur des rapports
d’explorateurs. Comment un philosophe de la trempe de Hegel a-t-il pu se laisser aller dans
un manque de rigueur aussi grave ? Léo Frobenius qui s’était rendu en Afrique n’a pas eu du
mal à lui reconnaître la civilisation. Aussi disait-il «l’Afrique est civilisée jusqu’à la moelle».
En écrivant «la raison est hellène, l’émotion est nègre», le président Léopold Sédar
Senghor, même s’il a du mal à le reconnaître, a plus ou moins souscrit à la thèse selon
laquelle la philosophie est une exclusivité occidentale.
II. LES RAISONS HISTORIQUES D’UNE RECONVERSION DE MENTALITES : LE CAS DE LA 2eme GENERATION DE PENSEURS OCCIDENTATAUX :
Mais avant de nous étendre davantage sur Senghor et le courant de la Négritude,
arrêtons-nous un instant sur ce qu’on peut nommer la deuxième génération de penseurs
occidentaux à s’intéresser au problème de la philosophie africaine. Quelle différence avec la
première génération, c’est-à-dire les Hegel, Lévy-Bruhl, Heidegger, etc.? C’est que
maintenant il s’agit d’intellectuels occidentaux favorables à la philosophie africaine. D’où le
passage de l’européocentrisme le plus radical à ce que d’aucuns appelleraient
l’ethnophilosophie la plus complaisante.
Il serait intéressant de voir ce qui, historiquement, a pu expliquer ce passage, quelque
peu surprenant d’une chose à son contraire, d’un état d’esprit de refus et de rejet catégorique à
une consécration.
L’allemand Hegel (1779-1831), le Français Lévy-Bruhl (1857-1939) et l’autre
allemand Martin Heidegger (1889-1976) sont, à n’en pas douter, d’abord marqués par un
certain nombre d’idées et de péripéties historiques pas du tout élogieux pour l’homme noir.
Nous ne voulons pour exemple que la conception qui fait du noir le descendant de Cham le
maudit, la traite négrière et la colonisation où le noir apparaît toujours en mauvaise posture
par rapport au blanc, pouvant même être perçu par ce dernier comme un moins que rien, un
vaurien, en tout cas un être inférieur.
III. DES OCCIDENTAUX FAVORABLES A L’EXISTENCE DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE.
Par contre des occidentaux ayant longtemps partagé la vie des noirs, surtout en
Afrique, ou ayant fait des études objectives et sérieuses sur les noirs d’Afrique ; ces
occidentaux-là donc auront une vision beaucoup plus respectueuse de l’homme noir comme
Descartes le prophétisait déjà au 17eme siècle en saluant l’ouverture d’esprit qu’engendrent les
voyages. «Il est bon de savoir quelque chose des moeurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit
ridicule, et contre raison, ainsi qu’ont coutume de faire ceux qui n’ont rien vu».
Le rôle déterminant joué par les noirs (les tirailleurs sénégalais) lors de la 1ère et la 2ème
guerre mondiale a sans doute eu un impact très fort sur la conscience des occidentaux, sans
oublier la percée d’intellectuels noirs qui ont prouvé que le cerveau du nègre n’a rien à envier
à celui du blanc.
Ces faits et d’autres encore très significatifs ont sans doute contribué à la reconversion
de beaucoup de mentalités européennes sur le noir.
Quand le père Placide Tempels, un missionnaire belge publie La Philosophie Bantoue,
il ne le dit pas, il n’en est peut-être même pas conscient, mais il semble obéir à la loi de ces
faits qui ne pouvaient manquer d’imposer aux occidentaux une certaine reconversion de
mentalités. Cela est vrai aussi pour d’autres intellectuels européens qui ont accueilli le livre de
Tempels avec bonheur. Il s’agit, entre autres, de Gaston Bachelard (1884-1962). Lavelle
(philosophe Français 1883-1951) Gabriel Marcel (philosophe Français 1889-1973) Masson-
Oursel, Jean Wahl (philosophe Français 1888-1974) et Marcel Griaule, tous favorables à
l’idée d’une philosophie bantoue en particulier, et africaine en général.
IV. L’ENTHOUSIASME D’INTELLECTUELS AFRICAINS DE LA PREMIERE GENERATION A L’APPARITION DE LA PHILOSOPHIE BANTOUE DE TEMPELS.
Si des occidentaux accueillent le livre de Tempels avec un tel enthousiasme, qu’en
sera-t-il pour les intellectuels noirs de l’époque, jusque-là indignés par le refus occidental de
la philosophie africaine ? De toute évidence, ils ne peuvent, eux aussi, que s’en réjouir comme
le souligne Amady A. Dieng. «Certains africains, par réaction, ont voulu voir leur
philosophie exprimée par un père Missionnaire Belge, le P. Tempels.» L’enthousiasme des
partisans de la Négritude est grand au moment où Alioune Diop tombe sur l’ouvrage du
missionnaire Européen «… pour moi (c’est Alioune Diop qui parle) ce petit livre est le plus important de ceux que j’ai lus sur l’Afrique. (...) Il contribue à révéler l’âme du Nègre
authentique inséré dans son vivifiant milieu naturel.»
Passant de l’enthousiasme aux actes, l’Abbé Alexis Kagamé va concrétiser son
adhésion à l’idée d’une philosophie africaine, donc à la thèse de Tempels par la publication de
La Philosophie bantu-rwandaise de l’être.
Mais le recul aidant, tous ces admirateurs de Tempels seront qualifiés
d’ethnophilosophes par une nouvelle génération d’intellectuels africains.
V. LA DEUXIEME GENERATION D’INTELLECTUELS NOIRS FACE AU
PROBLEME DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE.
Même Césaire, qui appartient à la 1ère génération, dénonce l’insuffisance de La
Philosophie Bantoue. Pour lui, Tempels fait du Bantou un homme abstrait, naïf, exigeant du
blanc non pas de la nourriture, une assistance technique, mais le respect de la pensée fondée
sur l’être (l’ontologie). A première vue, les intentions de Tempels sont louables, mais quand
on y regarde de plus près, il s’agit ni plus ni moins d’un appel aux européens vers les noirs (à
civiliser, à instruire et à évangéliser) parce qu’ils sont doués d’une pensée profonde.
Marcien Towa (philosophe camerounais né en 1931) pense que Tempels, qui croit
rectifier les erreurs de Hegel s’inscrit dans le sillage de la Négritude à travers La Philosophie
Bantoue. Au-delà de Tempels, Towa s’en prend à d’autres auteurs victimes d’une confusion
flagrante entre l’ethnologie et la philosophie. «Au lieu d’adopter à leur endroit (c’est-à-dire
certaines productions de la pensée africaine) l’attitude de détachement scientifique, les
auteurs en quête d’une philosophie africaine spécifique leur conférent une valeur normative
relativement à la vérité ou à l’action. Leur façon de procéder n’est ni purement
philosophique, ni purement ethnologique, mais ethno-philosophique».
Or selon Towa,
l’ethnologie est une trahison de la philosophie dès lors qu’elle «expose objectivement les
croyances, les mythes, les rituels, puis brusquement, cet exposé objectif se mue en profession
de foi métaphysique, sans se soucier ni de réfuter la philosophie occidentale, ni de fonder en
raison son adhésion à la pensée africaine.»
D’autre part la Négritude senghorienne tout comme la religion sont considérées par
Towa comme deux obstacles à combattre pour favoriser l’essor d’une pensée philosophique
africaine.
Avec Fabien Eboussi-Boulaga (philosophe camerounais né en 1934), le paradoxe de
La Philosophie Bantoue est mis à nu par cette pensée de Tempels lui-même : «Nous ne
prétendons certes pas que les Bantous soient à même de nous présenter un traité de
philosophie exposé dans un vocabulaire adéquat. C’est à nous qu’il appartient d’en faire le
développement systématique. C’est nous qui pourrons leur dire de façon précise, quelle est
leur conception intime des êtres... »
Le paradoxe, c’est que les Bantous soient dépositaires d’une philosophie dont ils ne
sont ni conscients, ni capables de l’exprimer.
Hountondji (philosophe Béninois né en 1942) reproche à Tempels d’écrire pour un
public européen. Il dénonce le caractère politique et idéologique de l’auteur en ce qu’il
sauvegarde les intérêts du colonisé dès lorsqu’il obéit au principe : mieux connaître le nègre
pour mieux l’exploiter et l’endoctriner. Pour tout dire, Hountondji qualifie le travail de
Tempels d’ethnophilosophie, c’est-à-dire de philosophie spontanée, intuitive, implicite et
immuable liée à une ethnie.
Hountondji n’a pas non plus épargné le prêtre rwandais Alexis Kagamé auteur de La
Philosophie Bantu-Rwandaise de l’être dont il dénonce vigoureusement la destination
étrangère. En effet, selon Hountondji, Kagamé s’adresse à un public européen pour se définir,
c’est-à-dire édifier l’occident sur l’identité du bantou en particulier et du nègre en général.
Voilà à quoi se ramène, en gros, le débat sur le problème de la philosophie africaine
avec des voix contre dès le départ, des voix pour dans un deuxième temps et ceux qu’il
convient d’appeler les ressorts ou rebondisseurs d’un débat philosophique loin d’avoir dit son
dernier mot. Des conceptions plus ou moins claires ont été dégagées, et dans lesquelles
chacun essaie de tirer les leçons dudit débat.
VI. SOUS QUELLES FORMES ET A QUELLES CONDITIONS LA
PHILOSOPHIE AFRICAINE EXISTERAIT-ELLE ?
C’est ainsi que pour Kwamé Nkrumah du Ghana (1909-1972), «Notre philosophie doit
trouver ses armes dans le milieu et les conditions de vie du peuple africain ; c’est à partir de
ces conditions que doit être créé le contenu intellectuel de notre philosophie : le
consciencisme» qui, partant de l’état actuel de la conscience africaine, indique par quelle voie
le progrès sera tiré du conflit qui agite actuellement cette conscience.
Le Camerounais Ebénézer Njoh-Mouelle appelle au même réalisme que Nkrumah
dans son analyse des conditions d’émergence de la philosophie. «La philosophie, dit-il, naît
(...) d’une conscience angoissée, d’une conscience sommée de s’adapter à un univers devenu
inhabituel, un univers dont le silence, parce qu’il nous laisse démunis, inquiète et trouble. La
philosophie naît de situations troubles.... c’est à partir du manque que nous discernons dans
le réel que nous philosophons comme pour résoudre, supprimer l’insatisfaction née de la
prise de conscience de ce manque ou de cette absence. La philosophie n’est pas, ne saurait
être cette spéculation brumeuse détachée de la réalité et des problèmes concrets des
hommes... L’initiative philosophique est indétachable des préoccupations. Et l’initiative
philosophique ne saurait être qu’une intention créatrice de grande envergure à l’échelle des
sociétés humaines.»
Njoh-Mouelle veut-il insinuer que l’Afrique reste et a toujours été
placée dans la logique de l’initiative philosophique. Il y a lieu de le penser car l’Afrique n’a
jamais été à l’abri des situations troubles.
Marcien Towa, un autre philosophe camerounais, attire l’attention sur le danger,
d’autosatisfaction et de conservation qu’inspirent certaines conceptions de la philosophie
africaine. «La découverte de notre être distinctif nous importe beaucoup, non en ce que nous
aurions à le préserver, à nous maintenir dans cet être distinctif, mais bien plutôt en ce que
cette découverte délimite la région de ce qui en nous doit être révolutionné dans le sens de
notre devoir être qui doit précéder la quête de notre être distinctif et de sa provenance
historique...».
L’intérêt pour ce que nous sommes distinctivement et pour notre passé ne
disparaît pas dans la perspective ici prônée, mais sa visée n’est plus seulement ni même d’abord de nous révéler une noblesse, une grandeur, une beauté méconnues et de les préserver ou les restaurer, mais avant tout de permettre le diagnostic d’un mal à guérir, la délimitation
d’une lacune à combler : la nouvelle finalité est de trouver le point de départ d’un mouvement
et non plus des raisons d’autosatisfaction et de conservation.
Dans son refus du même particularisme philosophique au nom d’une spécificité
illusoire, le béninois Paulin J. Hountondji s’évertue de dire si la philosophie africaine existe
ou non, mais aussi ce qu’elle serait réellement, et ceci en procédant par élimination.
- Pour Hountondji, et contrairement à la prétention de certains, la philosophie africaine ne
saurait consister en «une philosophie implicite conçue comme un système de pensée collectif,
spontané, irréfléchi, commun à tous les africains, passés, présents et à venir».
- Elle ne saurait consister non plus à «cette pseudo-philosophie africaine qui revendique le
privilège d’avoir existé depuis toujours en dehors de toute formulation conceptuelle».
- Enfin Hountondji proteste que la philosophie africaine soit réduite à l’éthnophilosophie qui
«se prétend la description d’une vision du monde implicite et inexprimée», autrement dit «une
pré-philosophie, qui se prend à tort pour de la metaphilosophie («dialogue et confrontation
avec une philosophie préalable»), une philosophie qui, plutôt que de fournir ses propres
justifications rationnelles se réfugie paresseusement derrière l’autorité d’une tradition et
projette dans cette tradition ses propres thèses, ses propres croyances».
-Pour Hountondji donc, la philosophie africaine existe sous la forme d’une littérature.
«J’insiste, écrit-il, philosophie africaine, mythe et réalité là où on aurait attendu la formule
classique : mythe ou réalité ? Je ne me demande pas si elle existe si elle est un mythe ou une
réalité. Je constate qu’elle est au même titre et sur le même mode que toutes les philosophies
du monde : sous la forme d’une littérature.»
Et notre humble point de vue dans tout cela ? Nous pensons que nous n’avons plus
rien à inventer à ce niveau, convaincu que la position de Fabien Eboussi-Boulaga mérite une
attention particulière, du moins telle que résumée par Azombo-Menda et Enobo-Kosso. «Il
s’agit pour le philosophe africain de s’engager résolument dans un cheminement dialectique vers la reprise de soi et de réintroduire dans la philosophie ce que certains esprits aliénés
veulent exclure sans raison, à savoir la particularité, le corps, la couleur, l’histoire et
l’accidentel». En effet la philosophie africaine, telle que nous la concevons, est une activité et
un combat qui, au-delà du débat actuel remonte à la médiation par laquelle les prêtres de
l’Ancienne Egypte meublaient leurs loisirs et qui auraient inspiré les pères de la philosophie
grecque. Certes la philosophie africaine ne saurait être un patrimoine propre à défendre
jalousement, encore moins une spécificité dont il faut se vanter. La philosophie africaine,
continuité dans la durée, est participation, événement de la philosophie universelle, à l’instar
de ce que les peuples de toutes les races, sous tous les horizons, ont édifié à travers l’histoire
au cheminement interrompu.
Synthèse du passé et du présent dans un élan dynamique vers l’avenir, la philosophie
africaine, plonge ses racines dans ce qu’ont fait et dit les rois de nos empires, les sages de nos
cités, les artisans, les artistes, tous les travailleurs de notre continent. La philosophie africaine,
plus que cette littérature dont parle Hountondji, et qui semble se réduire à la littérature écrite
moderne, procède aussi d’une littérature orale traditionnelle qui n’a pas fini de se dévoiler. Et
il revient aux générations actuelles, l’impérieuse tâche d’opérer les fouilles archéologiques
d’une pensée authentique à exhumer, d’une philosophie africaine qui ne saurait naître ex
nihilo ni du simple effort tout à fait récent des philosophes de formation. Car la philosophie,
âme qui vibre dans les contours culturels des peuples n’a pas attendu le vocable philosophie
pour commencer à exister. Cela étant quand Kotch Barma Fall du Cayor (1586-1655)
promulguait ses quatre vérités, quand il contrariait les décisions abusives du Damel Daou
Demba Fall et d’autres prises de position courageuses, responsables et réfléchies qui lui
valurent la réputation d’homme sage, savant «Borom Xam-Xam» ; en quoi peut-on dire que la
philosophie n’était pas là ?
Quand Ndamal Gossas affirmait «lu suur bajantu» tout ce qui est repu, se cabre ou
saute de joie, pour mettre à l’épreuve ceux qui ne réfléchissent pas la philosophie était
certainement là.
Quand Ndiack Mack Djilass, connu pour ses aphorismes déroutants affirmait «yunq xa
maâp, o gongit ndigil», il suffit d’un bout de bâton pour arracher un régime de mensonges :
en quoi, également, peut-on dire que la philosophie n’était pas là?
Quand le Vieux Ibrahima Sene de Gnamanguérane disait à un jeune cocher qui
s’empressait de devancer son attelage : que de toute façon, «tu arriveras certainement avant
moi, mais jamais mieux que moi» en quoi, enfin, peut-on dire que la philosophie n’était pas là?