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La page du théologien

Assemblée Générale de l'Association Francophone Œcuménique de Missiologie
23-24 mai 2003.  (Présentation de Bede Ukwuije C.S.Sp.)

La mission du théologien :
un point de vue africain

Il m'a été demandé de parler de la mission du théologien d'un point  vue africain. Qu'il me soit permis de souligner d'emblée que je ne prétends pas présenter le point de vue de toute la théologie africaine. Je suis un missionnaire spiritain nigérian, étudiant et enseignant à l'Institut Catholique de Paris. Je vous présenterai donc une compréhension de la mission du théologien dans le contexte africain. Je risque de décevoir ceux qui attendent de moi une réflexion authentiquement africaine, « sans mélanges, ni confusion ». Si le théologien africain est « théologien », il doit s'acquitter de la même mission qui incombe à tout théologien : rendre compte ou rendre raison de la foi dans une communauté chrétienne, située dans une société donnée. Ce qui apporte une coloration particulière au travail du théologien, ce sont les questions auxquelles il doit faire face dans sa communauté et les moyens qu'il va mobiliser pour permettre l'intelligence de la foi.

De fait, la théologie africaine n'a jamais été isolée. Les théologiens africains, plus que leurs collègues d'autres continents, ont toujours su croiser leurs réflexions avec les apports des théologiens d'autres continents, en vue de répondre aux questions posées par le continent africain. Cette ouverture est liée à la réalité de l'église en Afrique. D'une part, cette église porte les marques de l'impulsion des missionnaires venus d'ailleurs et d'autre part, les théologiens prennent acte du fait que les crises religieuses, sociales, politiques et culturelles de l'Afrique ont un lien avec les crises mondiales. Les théologiens africains qui ont eu la chance de rencontrer des chrétiens d'autres continents et d'être exposés à divers courants de pensée en Europe, aux Etats-Unis, en Asie et en Amérique latine, finissent par se rendre compte que les questions qu'ils croyaient être authentiquement africaines sont partagées de manières différentiées par d'autres continents.

Comment comprendre alors la mission du théologien dans le contexte africain ? Je propose de répondre à cette question en quatre temps, formulés en forme de quatre propositions. Chaque proposition vise tout théologien, mais l'explicitation permettra de voir comment elle touche tout particulièrement le théologien africain.

  1. Le théologien est un croyant saisi par la vérité qui le met en mouvement.
  2. Le théologien rend compte de la foi de l'Eglise dans un contexte sociopolitique et culturel particulier.
  3. Le théologien mobilise d'autres épistémologies pour faire briller le mystère de la foi.
  4. Le théologien vit sa mission au sein de l'Eglise comme une critique confessante.

Le théologien est un croyant saisi par la vérité qui le met en mouvement.

Lorsque nous rendons compte des œuvres de théologiens, nous employons habituellement l'expression, « la théologie de… » : la théologie de St Thomas d'Aquin, de Karl Barth, de Gustavo Guittierez, de Ka Mana, etc. De même dans l'univers de l'art nous célébrons les créations de Gauguin, de Chagall, de Matis etc. En effet nous vivons dans un monde où les individus signent leurs œuvres, revendiquent leurs droits d'auteurs et se démarquent des autres par leurs styles, leurs méthodes et leurs trouvailles.  

Mais dans ce fonctionnement très imprégné de la logique du marché et de l'individualisme moderne, une chose est occultée : c'est l'interdépendance des êtres. L'écrivain nigérian Chinua Achebe illustre cette interdépendance par le proverbe Igbo, ife kwulu, ife ozo kwudebe y a, « partout où il y a quelque chose, il y a toujours quelque chose à côté , rien n'est vraiment quelque chose ». Traduisons : avant d'écrire, nous sommes d'abord inscrits, avant de parler nous recevons la parole et la grammaire, nous nous recevons des autres, nous devons notre être un Autre. Cette vision du monde Igbo refuse toute absolutisme, qu'il vienne d'un individu ou d'une communauté. D'où la méfiance à l'égard des gens qui se constituent en héros et à l'égard de tout autoritarisme d'un chef,  d'un roi, d'un expert, d'un savant. Dans cette logique, explique Chinua Achebe, l'art c'est  l'énergie (ike) qui nous saisi et qui nous dépasse. Cette énergie ne doit pas être figée. C'est aussi pourquoi les œuvres n'ont ni auteur ni âge[1]. Attribuer une œuvre à un auteur c'est la figer. L'art est un procèset non un produit.

« Le procès est mouvement alors que le produit est le repos. Quand un produit est préservé et vénéré, l'impulsion à répéter le procès est compromise. C'est pourquoi les Igbo choisissent d'éliminer le produit et de retenir le procès  pour que chaque occasion et chaque génération puisse recevoir sa propre impulsion et sa kinesis de création »[2].

Quand on a demandé au théologien allemand Eberhard Jüngel d'expliquer « sa théologie » en quelques mots, il a hésité à employer l'expression « ma théologie »[3] pour insister sur le fait que la théologie est d'abord un discours de Dieu. Il cite l'expression de Blaise Pascal, « Dieu parle bien de Dieu.) Le théologien est alors un croyant interpellé et saisi par Dieu lui-même qui s'est révélée en sa Parole, Jésus-Christ. Interpellé, le théologien est donc envoyé pour rendre compte de cette vérité. Il sait alors qu'il ne possède pas cette vérité mais au contraire qu'il appartient à cette vérité ; et personne ne peut être théologien s'il n'a pas d'abord saisi par la vérité[4]. C'est le témoignage des grands qui nous ont précédé. Karl Barth ne clamait-il pas haut et fort : « La théologie dépend entièrement de la parole qui précède la sienne, qui la fonde, la suscite et la rend nécessaire »[5]. Ce qui fait de la théologie ce qu'elle est, c'est la parole qu'elle entend et à laquelle elle répond. La « logie » de la théologie est un discours libéré, autorisé, mandaté et mis en mouvement. Cela justifie le titre de notre réflexion,  « la mission du théologien ». On connaît d'autres désignations qui tournent autour : Mgr Joseph Doré parlerai de « La responsabilité des théologiens dans l'Eglise »[6] ou selon la Congrégation pour la doctrine de la foi, «  La vocation ecclésiale du théologien ».  

La foi dont le théologien rend compte, c'est la foi de sa communauté, elle-même saisie par Dieu. La théologie est un « événement communautaire » comme dirait Jüngel, car c'est la communauté toute entière qui rend compte de l'humanité de Dieu : à savoir qu'en Jésus-Christ, le Dieu-Amour s'est fait plus proche de nous que nous ne sommes de nous-mêmes. L'Eglise toute entière est missionnaire dans la mesure où elle raconte cet événement à la suite des témoins de l'Ancien et du Nouveau Testaments. Dans le Nouveau Testament on découvre des communautés narratives tellement impliquées dans l'histoire de l'humanité de Dieu, qu'elles sont soucieuses d'impliquer d'autres hommes et femmes dans cette même histoire.

On peut résumer tout cela dans l'expression de St Paul « Je crois, c'est pourquoi je parle » 2 Cor 4,13). Je n'ai pas rencontré de théologien qui ne s'inscrive pas dans cette démarche. La question centrale que pose les théologiens africains, est : comment rendre compte de la foi chrétienne en Afrique ? Ils se savent donc mandatés, envoyés par leurs églises pour approfondir l'intelligence de la foi. L'explosion de la théologie comme discours scientifique en Afrique depuis les années 60 jusqu'à nos jours s'inscrit dans cette démarche.

Le théologien rend compte de la foi de l'Eglise dans un contexte sociopolitique et culturel particulier.

Si le théologien doit rendre compte du mystère qui le saisi, il ne demeure pas moins, un homme ou une femme vivant dans un contexte et une société donnés. Entendons nous bien, autant il faut reconnaître, comme le demande Feuerbach, les fondements anthropologiques des affirmations théologiques[7], et avec Marx et Engels, les conditions socio-politiques et matérielles de la production des idées,[8], autant il faut se démarquer d'eux quand Feuerbach affirme que l'homme ne peut jamais dépasser sa véritable essence - ce qui veut dire que la théologie comme discours sur Dieu est le superlatif de l'homme- et quand Marx affirme que les idées sont entièrement un produit social - ce qui conduit à occulter le caractère événementiel de la foi.

Toutefois, ce que nous pouvons apprendre d'eux, c'est que le théologien ne peut pas ignorer les conditions sociopolitiques et culturelles de son travail. Comme le dit James Cone, le père de la Black Theology , « non seulement les questions des théologiens, mais les réponses qu'ils donnent dans leurs discours sur l'Evangile sont limités par leurs perceptions sociales et reflètent ainsi très largement les conditions matérielles d'une société donnée. La théologie jaillit de la vie et reflète la lutte d'un peuple pour donner un sens à la vie »[9].

Les premiers missionnaires venus en Afrique ont inauguré le travail

Les premiers missionnaires ont fait ce qu'ils pouvaient selon leurs formations et les idéologies de leur époque. Il est devenu quasi habituel en théologie et en missiologie de reprendre, la réduction de  l'histoire de l'entreprise missionnaire en Afrique à la fameuse « tabula rasa ». On souligne que les missionnaires, en collaboration avec la colonisation ont détruit les cultures africaines.

Il y a du vrai dans cette critique. Il est indéniable que le christianisme des 18e-19e siècles a profité de l'idéologie des Lumières et sa vision de l'histoire. Les missionnaires ont participé à diffuser le sentiment de supériorité de la culture occidentale sur les autres cultures[10]. Dans cet élan, la rencontre avec les cultures a été vécue dans maints endroits plus comme conflit que comme dialogue.

Cela dit, les théologiens et les missiologues devraient prendre au sérieux ce que les historiens trouvent dans les archives. Cela permettrait de distinguer d'une part, les idéologies dont les missionnaires étaient porteurs, et d'autre part leurs réalisations concrètes sur le terrain.

Une reprise contemporaine de l'histoire de la mission, notamment par des anglophones révèle que les missionnaires ont été aussi des catalyseurs du dynamisme culturel[11]. En regardant la rencontre de l'Occident avec l'Afrique du point vue de la mission chrétienne, Lamin Sanneh note que la traduction de la Bible en langues vernaculaires a totalement modifié cette rencontre. En effet, contrairement aux Colons qui n'avaient pas beaucoup de considération pour la culture locale, les missionnaires, surtout les protestants, se sont efforcés de traduire la Bible en Langues vernaculaires. Pour le faire, ils ont du recueillir des mots des langues en question, en lien avec leurs rites, leur us et coutumes, leur patrimoine culturel. Ils ont constitué des dictionnaires et des grammaires. Les Catholiques ont surtout traduit le Catéchisme. Au Nigéria, la traduction du Catéchisme de Cambrai sortira plus tard en 1901. 

Certes, le but était de gagner des âmes  pour le christianisme, mais cet outil a dopé  les Africains, de telle sorte qu'ils ont vu la foi chrétienne comme un outil pour leur émancipation. Rien que le fait de dire Dieu dans leur propre langue, suffisait à catalyser la manière dont les Africains pensaient leur identité.  

 « Alors qu'il pouvait être possible pour les Africains, dans la période préchrétienne d'imaginer Dieu en de termes socio-ethniques totalement réfractaires, maintenant une nouvelle échelle d'identité fut introduite qui comprenait une réflexion autocritique traduite à travers la médiation d'un langage(…)qui garde les marques de la langue maternelle(…)Ce qui est fascinant dans ce processus culturel indigène, c'est comment les Ecritures chrétiennes, rendues en langues vernaculaires, donnèrent aux idiomes et aux aspirations qu'elles portaient en leur sein, une cause historique, permettant aux Africains de forger de nouveaux mots pour leur propres développement et possibilités »[12].

Sans occulter les violences qui ont accompagné les périodes des premières évangélisations, nous devons reconnaître qu'en entreprenant le travail de traduction, les missionnaires ont été bel et bien les précurseurs de ce qu'on appelle aujourd'hui l'inculturation. Dès lors, qu'ils ont pris le risque de valoriser les langues vernaculaires, ils ont amorcé une sorte de bombe à retardement : le christianisme leur a échappé tout comme il a échappé  à l'emprise de l'Occident.

Les théologiens africains prolongent le travail d'une manière renouvelée

La théologie africaine a toujours pris a bras le corps la condition présente des Africains. Elle s'est voulue dès le début une théologie de la protestation, contre la domination occidentale et en faveur de la reconstitution de l'identité africaine. Si cette théologie s'est diversifié aujourd'hui en plusieurs courants, inculturation, libération, reconstruction, on ne peut pas oublier le but premier des théologiens africains, à savoir, le souci missiologique de l'inculturation de la foi dans l'Afrique d'aujourd'hui.  

Les pionniers de cette théologie se sont interrogés sur la signification des cultures et des traditions africaines pour la théologie[13].

C'est la contribution considérable, de l'école de Kinshasa - Tharcisse Tshibangu, Alphonse Ngindu Mushete, Vincent Mulago, Oscar Bimwenyi, Charles Nyamiti, F. KABASELE, Bénezet Bujo - qui cherche à formuler un discours théologique véritablement africain à partir de l'héritage religieux africain et en dialogue avec l'héritage chrétien universel. Dans ce mouvement il faut nommer aussi les Ouest-africains, Sidbe Tempore, Eugene Uzukwu, Chris Ukachukwu Manus, Theophilus Okere, Justin UKpong.

Les Camerounais se distinguent dans cette dynamique. Le regretté Engelbert Mveng(1930-1995), a eu le courage de forger le concept de « paupérisation anthropologique » de l'homme Africain. Il a en quelque sorte obligé les théologiens africains à poser la question : où était le Dieu des chrétiens quand l'Occident réduisait les Africains à la non-humanité à travers l'esclavage et la colonisation ? Où est le Dieu des chrétiens quand en collaboration avec l'Occident les élites et les dictatures africaines postcoloniales continuent d'exploiter leurs frères ?  Les héritiers de ce discours sont Jean Marc Ela, Eboussi-Boulaga, et d'une certaine manière, Eloi Messis-Metogo.

L'accord se fait entre les théologiens africains pour dire que l'expérience religieuse et culturelle des Africains est non seulement une condition de possibilité de l'accès à la révélation, mais aussi fait partie intégrante du procès de la révélation. Un dialogue passionnant est donc engagé avec les cultures et traditions africaines. La théologie participe peu à peu à un travail de remise en valeur  des cultures africaines menacées par l'impérialisme de la modernité qui se poursuit aujourd'hui en forme de mondialisation.

Dieu n'est pas déterminé par nos cultures

Cela dit, la théologie doit se garder d'enfermer le Dieu des Chrétiens dans des déterminations culturelles. Si nous arrachons Dieu de l'emprise des cultures occidentales, ce n'est pas pour l'emprisonner à nouveau dans les cultures africaines, asiatiques ou latino-américaines. D'autant plus que nous assistons aujourd'hui à des crises inédites dans nos cultures. La guerre du Biafra (Nigéria), L'Apartheid en Afrique du Sud, les génocides au Rwanda, au Burundi, au Congo Démocratique et en Côte d'Ivoire, le détournement de l'authenticité culturelle par les dictateurs africains, la domestication des symboles de la religion traditionnelle africaine aussi bien par la nouvelle élite en quête de pouvoir que par des magiciens publics des temps modernes, nous apprennent à manier les identités culturelles avec précaution.

De même, le théologien africain ne peut pas ignorer la compétition actuelle entre l'islam, le christianisme et les nouveaux mouvements religieux en Afrique. Chaque groupe cherche à mobiliser Dieu au service de ses intérêts. Parfois, si les uns et les autres s'intéressent à la religion traditionnelle c'est pour asseoir leur influence sur la société et augmenter le nombre de leurs adeptes. La question est de savoir si les religions différentes seront capables de créer des conditions favorables à un vivre ensemble. Cela oblige le théologien à vérifier la fidélité des communautés chrétiennes au Dieu de Jésus-Christ.

Si Dieu est culturellement déterminée, alors la vérité de Dieu est détruite, et les chrétiens ne pourront plus l'annoncer comme Celui qui vient vers l'homme. Un Dieu qui se laisse accaparer par une culture serait trop petit pour être le Dieu de Jésus-Christ.

Sur ce point, les remarques de la théologienne nigériane, Theresa Okure, sont d'une justesse remarquable. Dans une conférence donnée aux évêques nigérians, cette bibliste rappelle que dans le travail de l'inculturation, le théologien ne doit pas se limiter à l'exhumation et à la préservation de l'héritage ou patrimoine culturel. Le théologien doit aller jusqu'à l'annonce de l'Evangile de Jésus Christ de telle sorte qu'il ait un sens pour notre peuple et qu'il transforme notre vie et notre culture[14]. Certes il faudrait compléter ces propos en disant que le théologien devrait favoriser l'accès à l'Evangile à travers la culture et l'accès à la culture à travers l'Evangile. Cela dit, Theresa Okura, le bibliste congolais Paulin Poucouta et les Biblistes Africains insistent sur le fait que le dialogue avec toute culture et toute tradition doit prendre le Christ comme norme, à l'instar du dialogue des premiers communautés chrétienne avec les cultures de l'époque, ce qui a donnée naissance au Nouveau Testament.

Quand le pasteur Ka Mana, lance la théologie de la reconstruction et demande aux Africains, d'abandonner la recherche d'identité pour prendre le Christ-à-venir comme utopie pour la reconstruction politique de l'Afrique, c'est pour rappeler que la Parole est le premier lieu de la théologie.

De même quand les théologiennes féministes, la Ghanéenne, Mercy Oduyoye, Theresa Okure attirent l'attention de leurs frères théologiens sur les images fort masculinisées de Jésus-Christ - Ancêtre, Chef, et Roi - et leur demandent ne pas récréer le patriarcat africain au sein de l'Eglise, c'est pour rappeler que le Christ lui-même s'est présenté comme Roi-serviteur. Il revient au théologien de permettre à la communauté chrétienne de vérifier son adéquation à la vérité qu'elle confesse.

Le théologien mobilise d'autres épistémologies pour faire briller le mystère de foi

Ces réflexions montrent combien la question de la culture est au cœur de toute théologie. Le théologien ne peut pas contourner la question du dialogue avec d'autres lieux de productions de sens dans sa société, à savoir d'autres épistémologies : les sciences historiques, les sciences humaines, la philosophie.

Les théologiens africains ont toujours emprunté d'autres épistémologies

Dès le début, les théologiens africains se sont laissés interrogés par les sciences humaines, surtout l'ethnologie et l'anthropologie. Dans le contexte de sursaut identitaire, ce sont les ethnologues depuis Léo Frobenius, jusqu'à au structuralisme de Claude Lévi-Strauss en passant par Marcel Griaule etc., qui ont plaidé pour l'originalité des cultures africaines. Quand le missionnaire Belge Placide Tempels, produit La Philosophie Bantoue (1949), il n'a fait que prolonger les résultats des recherches ethnologiques par des notions empruntées de la métaphysique thomiste aristotélicienne. Il inventait alors l'éthnophilosophie en Afrique. On comprend que les pionniers de la théologie africaine continuent de privilégier cette approche dans la mesure où elle offre la possibilité de soutenir la précompréhension de Dieu dans les cultures et traditions africaines. On sait combien la démarche éthnophilosophique a suscité un débat passionné au sein de la théologie africaine[15].

Toutefois les théologiens qui  critiquent cette démarche font allégeance à d'autres présupposés. Un théologien comme Oscar Bimwenyi Kweshi va recourir à la métaphore vive et au langage symbolique fournis par les philosophies du langage et l'herméneutique de l'ère après Heidegger et Bultmann. Quand le pasteur Ka demande aux Africains de se tourner résolument vers l'avenir qui sera donné par la Parole, il nous plonge au cœur de la théologie évangélique tout en se donnant comme allié philosophique, la condition humaine d'Hannah Arendt.

Ces approches témoignent de la vitalité de la théologie en Afrique et d'une grande flexibilité dans la mobilisation d'autres épistémologies au profit de la théologie. De fait, ces échanges entre épistémologies ont permit de crée des lieux d'échanges avec des universitaires du monde entier. Nous devons noter cependant que les théologiens africains n'ont pas encore pris la mesure du poids de leurs présupposés épistémologiques dans les œuvres qu'ils produisent. Il faut se demander quelle est la relation entre les rapports de force et les idées théologiques dominantes dans une société ? Est-ce qu'en défendant une culture, ou en empruntant une « épistémè » on ne tombe pas dans le nationalisme, ou dans la défense d'une culture dominante au détriment des autres?

Comment ne pas s'enfermer dans les épistémologies d'autres sciences ?

Sur ce point les Africains se trouvent dans le même embarras que leurs collègues Asiatiques, Européens et Américains. C'est dans le domaine de la missiologie que ce lien prend un relief particulier. Dans deux magnifiques livres ; The Gospel and the Pluralistic Society Foolishness to the Greeks. The Gospel and the Western Culture[16] : Mgr Leslie Newbigin cherche à savoir en quoi consisterait une véritable confrontation entre l'Evangile et les cultures occidentales. La vision du monde occidentale marquée par les Lumières met l'objectivité de la vérité du côté rationnelle/scientifique et relègue la religion dans le domaine privée. La conséquence pour le christianisme est que la vérité qu'elle annonce est soumise à la vérification selon les critères fixés par la modernité. Du coup, la Bible n'a plus de force en Occident. Elle est devenue un livre parmi d'autres[17].

Le plus inquiétant, dit Newbigin, est que les missionnaires et les théologiens se sent adaptés à cette vision du monde. Aujourd'hui, beaucoup de congrégations bottent en touche. Elles se sont transformées en agents de développement. La mission comme annonce de la Bonne Nouvelle a cédé la place à la mission comme instrument de la politique de la coopération. De même, les théologiens investissent énormément d'énergie à chercher comment les apports de la sociologie, la psychanalyse, les sciences économiques et politiques questionnent la théologie. En tant que théologien étranger, je suis frappé par la réception positive que les théologiens français ont réservé et continuent de réserver la thèse de Marcel Gauchet, selon laquelle, le Christianisme et une religion de la sortie de la religion[18].

La question à laquelle nous sommes confrontées est celle de la possibilité d'une théologie capable de se situer dans une pluralité d'épistémologies. Est-ce que la théologie chrétienne va renoncer à fournir une anthropologie qui  lui est propre ? A vouloir vérifier si son anthropologie correspond à celles des sciences humaines, la théologie ne se laisse-t-elle pas positionner par ces sciences ? Est-ce le christianisme a encore un rôle à jouer dans la culture occidentale, si oui comment peut-il le faire en dehors des limites étroites de la captivité de la raison occidentale ?

C'est là que Newbigin propose une autre manière d'aborder la confrontation entre l'Evangile et la culture: « Qu'est-ce que cela signifierait, si au lieu d'expliquer l'Evangile du point de vue de notre culture scientifique moderne, nous essayions d'expliquer notre culture du point de vue de l'Evangile ? »[19].

Il faudrait peut-être tempérer la proposition de Newbigin. Dans un contexte de pluralité d'épistémologies, le théologien est contraint à une certaine modestie. Il ne doit pas chercher à produire un métalangage. Cela dit, et là la proposition de Newbigin demeure pertinente, le théologien doit désigner l'ordre de vérité auquel il appartient. Tout comme dans le rapport aux cultures, le rapport aux épistémologies doit prendre comme norme, la Révélation. C'est elle qui doit fournir les critères pour le discernement des éléments et instruments conceptuels empruntés et non l'inverse[20].

Le théologien vit sa mission comme une critique confessante

La théologie ne remplace pas d'autres instances d'affirmation de la foi de l'Eglise: la prédication, la célébration, l'engagement dans la société etc. Elle Le théologien, nous l'avons vu, est chargé d'approfondir l'intelligence de la foi et de vérifier la cohérence de la communauté dans ses diverses modes d'expression de la foi, par rapport à la vérité qu'elle confesse. De plus, pour les Catholiques, le théologien doit composer avec l'autre instance de contrôle de l'enseignement dans l'Eglise qu'est le magistère.

Le rapport avec le magistère peut être source joie, mais aussi de souffrance pour le théologiens. L'idéal, affirmé clairement dans l'Instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, « La vocation ecclésiale du théologien », est que le rapport entre les deux instances se vive comme une collaboration mutuelle : le magistère tirerait profit du travail théologique, la théologie défendrait la Révélation face aux instances de la raison sous la conduite du magistère(n° 21) et entre les deux, il y aurait une tension dynamique ou dialogique dépourvue de sentiment d'hostilité et d'opposition(n° 25)

De fait l'histoire de la théologie en Afrique montre que la vitalité du travail théologique en Afrique s'est développée à des périodes où des théologiens ont reçu des appuies francs et encourageants de leurs magistères. Le discours de Paul VI à Kampala, Ouganda (1969) appelant les théologiens africains à mobiliser leurs valeurs africaines pour forger un christianisme proprement africain a donné une impulsion considérable à la réflexion théologique en Afrique. Ce discours a été relayé à d'autres reprises par Jean Paul II. De même, la théologie au Congo Kinshasa s'est développée entre 1960 et 1990, sous l'encouragement bienveillant du Cardinal Malula. On peut citer aussi le travail du Symposium des Conférences Episcopales d'Afrique et de Madagascar.

Les théologiens africains souhaitent que le magistère les écoute avec de larges oreilles et leur fasse confiance quand ils avancent des projets pour le bien de l'Eglise. Des productions en ecclésiologie abondent dans ce sens. On peut nommer tout particulièrement, Elochukwu. E. Uzukwu A Listening Church, et Ignace Ndongala MADUKU, Pour des Eglises régionales en Afrique[21]. Ces théologiens apportent une vivacité à la théologie en développant une ecclésiologie qui prend au sérieux les structures sociales d'exercice d'autorité dynamique dans les traditions africaines.

En même temps, le théologien ne prétend pas que sa dernière trouvaille est sans faille et donc indiscutable. Sa critique à l'égard de l'Eglise sera marquée par la charité. Elle sera donc une critique confessante.

Conclusion

Le théologien africain ne perd pas de vue le fait que le théologien est un croyant qui atteste l'éternel nouveauté de la Révélation. La mission du théologien est d'affirmer l'existence d'une autre réalité, Dieu mystère du monde ; Mystère qui se donne à connaître dans la faiblesse de la croix. Mystère qui me saisi ; si j'en parle, c'est parce que je suis déjà saisi par lui.

C'est pourquoi il prend position pour dire que les cultures et traditions africaines doivent participer à dire la beauté de ce mystère. C'est pourquoi il mobilise d'autres épistémologies pour enrichir le travail théologique. C'est pourquoi, il accepte de s'inscrire dans une tension dialogique avec le magistère pour le service de la communion.

Par-dessus tout, la joie de tout théologien est de conduire des communautés chrétiennes ainsi que ceux qui sont loin de l'Eglise à la doxologie. Témoin d'une vérité qui lui échappe, il sait qu'il ne pourra jamais construire un système clos. Mais cela n'est pas source d'angoisse pour le théologien africain, car par sa culture africaine, il sait que rien n'est absolu et que l'art est un procès et non un produit.

 

Bede Ukwuije C.S.Sp
Doctorand et Chargé d'Enseignement
Faculté de Théologie et de Sciences Religieuse
Institut Catholique de Paris.
bedeukwuije@wanadoo.fr


 


[1] Chinua ACHEBE , « The Igbo World and Art », in Hopes and Impediments- Selected Essays, Anchor Books, New York/London 1988, pp.62-67.

[2] Ibid., p. 64.

[3] Eberhard Jüngel, « Ma théologie », en quelques mots », in Etudes Théologiques et Religieuses, 77e année, 2002/2, pp 217-234.

[4] Voir aussi « La vocation ecclésiale du théologien ». Instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, in Documentation Catholique, n° 2010, 15 juillet 1990 ;

[5] Karl BARTH, Introduction à la théologie évangélique, traduction française de Fernand Ryser, Labor et Fides, Genève 1962, p. 18

[6] Joseph DORE, De la responsabilité des théologiens dans l'Eglise », in Transversalités, Institut Catholique de Paris, Octobre-Novembre 2002

[7] Ludwig FEUERBACH, L'essence du christianisme,  Paris, Mapéro, 1973, p. 105

[8]  Karl MARX et F. ENGELS, L'idéologie Allemande, Paris, Editions Sociales, 1972,

[9] James CONE, La noirceur de Dieu, Genève, Labor et Fides ; 1989, p. 64.

[10] Voir le magnifique livre du missiologue sud-africain David BOSCH, Dynamique de la mission chrétienne. Histoire et avenir des modèles missionnaires, Karthala, Paris, 1995, surtout le chapitre 9, « La mission dans le sillage des Lumières » pp 349-469. La chrétienté occidentale rêvait du triomphe global et imminent du christianisme en pensant que l'humanité allait bientôt se convertir à la foi chrétienne. Lorsque les missionnaires partiront, ce sera pour apporter l'Evangile et la civilisation, une forme de paternalisme. Leur question est : comment amener les païens de leur état de paganisme-primitifs » à la conversion-civilisation ? Notons aussi que les missionnaires évangéliques surtout, considéraient que les humains étaient naturellement capables de progresser moralement, et le royaume de Dieu comme l'aboutissement glorieux d'un christianisme en perpétuel progrès. Bien entendu, ce royaume de Dieu était confondu davantage avec l'Occident, sa culture et sa civilisation. Le fait est que jusqu'à l'aube du 20e siècle, les missionnaires ne se sont pas rendus compte qu'ils avaient succombé dans leurs idées, à l'ethnocentrisme et à l'attraction des Lumières. Ils continueront à fonctionner de la même manière, même lorsque la révolution des Lumières finit par briser la vielle entente entre le christianisme et la civilisation. Ils porteront la gloire de leurs nations respectives qui se disaient avoir contracté une dette envers les populations « plongés dans les ténèbres et l'ombre de la mort ». L'altruisme national ne s'appelait-il pas « la dette des Blancs » ou le fardeau des Blancs », un fardeau assumé dans l'esprits que leurs efforts seront reconnus.

[11] C'est la thèse mise en valeur par Lamin SANNEH, Translating the Message The Missionnary Impact on Culture, Orbis Books, Maryknoll, New York, 1989; Encountering the West. Christianity and the Global Cultural Process. The Africain Dimension, Maryknoll, Orbis, 1993. Voir aussi Elochuwu Uzukwu, "The situation of Theology in Nigeria at Present-The challenges to be faced", in Yearbook of Contextual Theologies 99, IKO Achen 1994, pp 96-120.

[12] Lamin SANNEH, Encountering the West, p. 86

[13] Voir deux récents présentations des pionniers de la théologie africaine  Bénézet BUJO et Juvénal Illunga MUYA (éd), Théologie africaine au XXI siècle. Quelques figures, Vol. 1, Editions Universitaires Fribourg Suisse, 2002. Emmanuel NTAKARUTIMANA, Vers une théologie africaine. La théologie et les théologiens au Congo : projets et défis dans la période de l'après indépendance (1960). Edition Universitaires de Fribourg, Suisse, 2002.

[14] Theresa OKURE, « Inculturation in the New Testmanent : Its relevance for the Nigerian Church », in Inculturation in Nigeria, Lagos, Catholic Secretariat, Novembre 1988, pp 39-62, p. 51

[15] Voir surtout Eloi MESSI-METOGO Théologie africaine et ethnophilosophie, L'Harmathan, Paris, 1985.

[16] Leslie NEWBIGIN, Foolishness to the Greeks. The Gospel and the Western Culture, Grand Rapids Michigan, 1986 ; The Gospel and the Pluralistic Society, Grands Rapids, Michigan, 1989,

[17]  Voir aussi  Anne-Marie PELLETIER, "Pour que la Bible reste un livre dangereux",  in Etudes, pp 335-345

[18]  Marcel GAUCHET, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard, Paris 1985. On peut se demander si Joseph Moingt, Dieu Qui vient à l'homme, Tome 1, Du Deuil au dévoilement de Dieu, Cogitatio Fidei 222, Cerf, 200, commentant la thèse de Gauchet, ne fais pas que consacrer le triomphalisme évolutionniste des Lumières, justifiant la sécularisation : « Il est en effet riche d'enseignement de réfléchir à ce que la modernité est en un produit de l'histoire du christianisme, et qu'aucune autre religion n'a accouché d'une culture à ce point marquée par la rationalité ni réussi cet exploit de libérer ses fidèles de son propre joug. Le christianisme y a réussi parce qu'il portait en lui une force d'émancipation de la raison et de la liberté. C'est cela qu'il est permet de saluer dans la modernité : l'avènement non d'un homme qui aurait réussi à se libérer de Dieu en le mettant à mort, mais d'un homme sorti de son enfance religieuse et émancipé par Dieu même qui lui remet la libre disposition de soi » (p. 120)

[19] Leslie NEWBIGIN(1986, p. 41) What would it mean if instead of trying to explain the gospel in terms of our modern scientific culture, we tried to explain our culture in terms of the Gospel?

[20]  La Vocation ecclésiale du théologien, n° 10

[21] Elochukwu. E. UZUKWU, A Listening Church. Autonomy and Communion in African Churches, Maryknoll, New York, 1996; Ignace NDONGALA, Pour des églises régionales en Afrique, Karthala, Paris, 1999.



Quels défis pour les théologies africaines ?

En novembre 2010 s’est tenue à Nairobi, au Kenya, la rencontre de l’Association des Théologiens Africains (A.T.A.). Ce colloque se voulait un moment de réflexion ancré dans l’histoire du continent, dont 17 pays célébraient les 50 ans de leur hypothétique prise de responsabilité sociale, économique, politique et religieuse. C’est dans ce double événement que nous voulons situer notre propos, avec en arrière-plan le deuxième synode africain, tenu à Rome en 2010. Quels défis pour les théologies africaines dans une Afrique qui se cherche ?

1. Une Afrique qui se cherche

Le bilan des cinquante ans d’indépendance est celui d’un continent qui a connu des avancées indéniables sur le plan politique, économique, social que culturel. De nombreux Africains font preuve de créativité, dans le secteur tertiaire et du commerce. Mais, il s’agit également d’un continent fragile et qui doit relever de nombreux défis. Retenons-trois : celui de la violence multiforme, celui du réveil des forces sociales longtemps marginalisées, et celui de la mondialité.

a) Le défi de la violence

L’Afrique est un des continents où la violence est très présente. C’est avec raison que le deuxième synode africain a tenu à se pencher sur la question[1].

Les multiples guerres dites civiles ou entre états sont les signes de désintégration d’entités politiques nées de la colonisation ou de rivalités au sujet des ressources naturelles ou des espaces géographiques. La démocratie a du mal à naître. Les oppositions politiques n’ont souvent pas de solutions alternatives. Sournoisement, les dictatures ont tendance à revenir, par exemple sous la forme de régimes dynastiques. Pourtant, il y a des résistances. Tout n’est plus comme avant.

Cette tension se traduit par la violence. Violence des responsables politiques africains qui sacrifient leur peuple pour conquérir ou conserver le pouvoir. Violence des prédateurs internationaux préoccupés uniquement par l’exploitation des richesses de l’Afrique. Violence sur les enfants et les femmes. Violence par intolérance religieuse, tribale ou nationale. Violence des silences complices, tant locaux qu’internationaux.

Mais la violence est également celle subie par les victimes de la faim, du VIH/SIDA ou du paludisme. Les problèmes de santé sont nombreux et les gens n’ont pas les moyens de se soigner. Il faut aussi noter la violence sur l’environnement. N’oublions pas la violence des institutions, même religieuses, par certaines manières d’exercer l’autorité et de gérer les biens communs.

b) Le défi du réveil des forces sociales

Aujourd’hui, trois grandes forces sociales, souvent marginalisées haussent le ton : les femmes, les jeunes et la société civile.

Les femmes entendent prendre désormais la place qui est la leur dans la société et dans l’Église. Dans de nombreux pays, elles tiennent l’économie informelle et contrôlent des rouages sociaux sensibles, particulièrement familiaux. Mais, elles ne sont pas suffisamment présentes dans les lieux de décision, même si à l’Union Africaine, elles ont réussi à obtenir la parité dans la direction des commissions.

La jeunesse, elle aussi, prend de plus en plus conscience de son poids sur la marche du continent, comme on l’a vu lors des émeutes de la faim, et comme on le voit en ce moment en Afrique du Nord. Le continent est de plus en plus jeune. L’urbanisation les touche particulièrement. Le chômage les frappes de manière particulière. Les jeunes ne veulent plus être seulement l’avenir, mais aussi le présent de l’Afrique. N’est-ce pas ce qu’ils disent ces jours-ci, haut et fort !

Enfin, la société civile, que les années de dictature avaient étouffée ou éclipsée, se réveille. De nombreux groupes, autant d’hommes que de femmes, prennent conscience de leur responsabilité dans l’avènement d’une Afrique autre. Ils se battent pour occuper la place qui est la leur. La société civile révèle ainsi la qualité d’hommes et de femmes dont regorge le continent ! Mais à condition qu’ils résistent aux pouvoirs qui les combattent et ne se laissent pas inféoder par les partis politiques !

c) Le défi de la mondialisation

Comment échapper aux sirènes mondialistes ? Les Nouvelles Techniques de la Communication sont devenues des lieux incontournables. On voit l’importance qu’elles ont en Tunisie et en Egypte.

En même temps, l’on constate des résistances à des formes de mondialisation qui phagocytent les faibles. Ces résistances peuvent se traduire par de violentes réactions de défense, des affrontements tribaux ou régionaux, par des réflexes identitaires. La renaissance des minorités, des particularismes régionaux et tribaux, est, entre autres, un refus de se laisser absorber dans un universel réducteur et dictatorial.

Ainsi, tout en se réjouissant des bienfaits indéniables des Nouvelles Technologies de Communication, on en perçoit déjà les dérives totalitaires tant sur le plan de l’économie, de la technologie, de l’éthique que celui des libertés. Le monde devient un gros village, chante-t-on. Certes. Mais est-ce un village où chacun peut s’épanouir, s’exprimer ? La mondialisation sera-t-elle une marche ensemble des peuples dans la justice et la fraternité réelle ? Ou bien va-t-elle consacrer et accentuer les disparités, renforcer la domination d’une culture, d’une langue, d’un système éducatif et d’un langage dits universels sur les autres ?

De plus, comme au temps de Cheikh Hamidou Kane, la relation à la mondialité reste une véritable aventure ambigüe. La question de la Grande Royale reste toujours d’actualité : « Ce qu’il apprendra vaudra-t-il ce qu’il oubliera »[2]? D’une part l’affirmation de Bimwenyi, à savoir « que la modernité n’a pas dévoré la tradition » reste actuelle[3]. D’autre part, la mutation des religions traditionnelles est réelle[4]. Sans les rejeter, Eloi Messi-Metogo propose de prendre la culture et les religions africaines dans leur dynamique historique[5].

D’où l’impérieuse nécessité de revisiter la culture africaine, de créer des chaires d’études de la culture africaine, mais d’une perspective interculturelle et libératrice. Une libération véritable repose sur une culture libérée et libératrice, fondement d’une théologie libératrice.

2. Une théologie libératrice

En effet, pour répondre à ces nombreux défis, il faut une théologie africaine libératrice, qui soit une théologie œcuménique, politique et familiale.

a) Une théologie œcuménique

La libération du continent nécessite un engagement œcuménique où chacune des religions et des sensibilités philosophiques apporte sa contribution, car tout le monde est concerné par la situation du continent. Comme le dit si bien Alioune Diop : « Il est important de souligner ici que croyants et athées, chrétiens ou musulmans ou communistes, nous avons en commun le sentiment d’être frustrés par la culture occidentale »[6].

L’œcuménisme évoque les relations entre confessions chrétiennes. Libérées des querelles religieuses de l’histoire de l’Europe, les théologies africaines seront résolument œcuméniques. Il convient de réanimer l’Association Œcuménique des Théologiens Africains, assoupie avec la mort de son secrétaire général E. Mveng.

Mais, l’œcuménisme, c’est aussi le dialogue avec les Religions Traditionnelles (évoquées plus haut), l’Islam et les Nouveaux Mouvements Religieux.

Le dialogue avec l’Islam reste un défi à relever, pas toujours aisé, surtout dans certaines contrées africaines marquées par le fondamentalisme religieux. Aujourd’hui, il faut prendre également en compte les nouvelles religiosités qui envahissent l’espace religieux africain. Ici aussi, le dialogue n’est pas facile en raison de l’intransigeance également fondamentaliste de ces groupes. Les défis du développement, de l’éducation, des pandémies, de la paix, et de l’avenir du continent pourraient-ils être des lieux œcuméniques mobilisateurs ?

Enfin, le dialogue, c’est la rencontre avec tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté. Il faut approfondir des échanges créatifs et critiques avec les institutions panafricaines. Encouragée par le deuxième synode, l’Église catholique est en train de négocier la mise en place d’instances qui permettent le dialogue entre le SCEAM et l’Union Africaine. Ce dialogue pourrait s’élargir à d’autres confessions chrétiennes ou religieuses. Ce qui permettrait d’intervenir sur les grands problèmes du continent et du monde, en lien avec les chrétiens d’Europe, d’Amérique et d’Asie. Alors, l’actuel Forum Social pourrait être l’occasion de réactiver, sur de nouvelles bases, l’Association des Théologiens du Tiers Monde.

b) Une théologie de la cité

Dans une Afrique blessée par toutes formes de dominations, la théologie doit retrouver sa mission essentielle : dire la force utopique du service et de la gratuité. Il convient de susciter des institutions essentiellement tournées vers l’engagement effectif au service de la société.

Il ne s’agit pas de reproduire les colossales structures sanitaires et scolaires d’antan. Il faut des institutions plus souples et plus participatives, qui prennent à bras le corps les problèmes de santé, de formation, et de chômage.

La paix et la réconciliation sont les conditions d’un développement durable du contient. Elles constituent un des défis essentiels pour les chrétiens et toutes les personnes de bonne volonté. Il faut aussi susciter des initiatives, encourager la formation aux mécanismes des conflits et de la paix. Les Commissions Justice et Paix, ou les groupes de San Egiddio, ou d’autres encore peuvent y aider.

Le politique est un des lieux qui interpelle la théologie à la réflexion rigoureuse et à la compétence. Cette réflexion peut s’appuyer sur une société civile qui encourage et suscite des espaces de réflexion et de prise de parole. Elle permet l’apprentissage à une véritable démocratie, au débat, au souci de la chose publique. Elle permet ainsi l’émergence d’une classe politique aussi compétente qu’honnête, non seulement soucieuse d’alternance mais surtout porteuse de réelles alternatives.

D’où l’importance d’une théologie qui investit le ministère de la pensée, de la conscientisation. Elle doit inviter à réfléchir sa foi en lien avec les problèmes quotidiens. Ce qui montre la nécessité d’avoir des centres de recherche, d’échange, de créativité socio-culturelle, ouverts à tous. Il faut des institutions qui encouragent la production intellectuelle dans tous les domaines et la création de sites.

Enfin, une théologie de la cité se vit au sein d’une communauté de chrétiens responsables, soudés par une formation solide liée à la prière, une lecture critique des signes des temps à la lumière de la Parole de Dieu, un engagement personnel et communautaire dans le quotidien. Nous retrouvons alors l’utopie prophétique et libératrice qu’évoque Anselme Sanon[7], ou encore la spiritualité de la création de J. Zoa[8]. Elle n’a rien à voir avec l’ésotérisme ou des piétés démobilisatrices.

C’est J. M. Ela qui incarne le mieux la théologie africaine de la libération. Il nous laisse le témoignage d’« une passion pour l’opprimé »[9]. Pour lui, le théologien n’est pas un fonctionnaire. Il est un prophète qui risque son existence pour le service de Dieu et des autres, en solidarité préférentielle avec les exclus de la manne africaine. Métier terriblement insécurisant qui ne se vit que sous l’arbre de la croix, à la suite du Crucifié[10].

c) Une théologie de la famille-Église, comme espaces de libération

L’Afrique, comme les autres continents, est marquée aujourd’hui par une crise de la cellule familiale. Il convient aujourd’hui de réhabiliter la famille comme espace de reconstruction des personnes, de la société et de l’Église, comme un lieu d’initiation à des pratiques libératrices. Si le premier synode africain a consacré l’expression Église-famille de Dieu[11], le deuxième synode a rappelé que la famille est la première communauté de base, le premier lieu d’évangélisation, de prière, d’apprentissage des valeurs de réconciliation, de justice et de paix. La théologie doit réinvestir la famille, s’appuyant sur les sciences humaines, la figure de la sainte famille de Nazareth, la réalité trinitaire du Dieu famille et l’ecclésiologie.

La famille constitue le premier espace de libération. C’est pourquoi, sans céder aux modes, il faut réaffirmer plus fermement et défendre la dignité des femmes, qui sont également les principales actrices de la paix. Pour cela, elles doivent être associées, de manière étroite, aux prises de décision dans l’Église et dans la société. Comment faire des nombreuses associations féminines de véritables lieux d’évangélisation, de réconciliation, de justice et de paix ?

De même, l’enfant a perdu le statut de roi qu’il avait dans la tradition africaine. Les enfants et les jeunes sont souvent instrumentalisés dans les conflits. Ils sont victimes d’injustice. Ils subissent de nombreux sévices sous l’accusation de sorcellerie. Ils doivent être protégés et surtout éduqués et formés.

Cependant, la famille n’est pas seulement un lieu de sécurisation ou de reproduction de la mêmeté sociale, culturelle ou religieuse, elle doit être une cellule d’éducation et d’engagement. On comprend l’importance de l’implication des laïcs (hommes et femmes, adultes et jeunes) dans le débat théologique. Formés, ils éviteraient à la théologie de dériver vers des débats institutionnels et cléricaux. Ils ramènent sans cesse vers les véritables défis du continent, vers une théologie de la cité et de la famille, comme espaces de pratiques évangéliques et libératrices.

Conclusion : Libérer la vie

Dans la perspective africaine et biblique de la vie, la situation du continent peut se résumer dans le binôme mort/vie, qui est aujourd’hui un des lieux fédérateurs de la théologie africaine[12]. La vie que Jésus nous propose est une aventure communautaire à réaliser dans le concret de l’histoire, dans toutes ses dimensions : politiques, religieuses, économiques, structurelles et écologiques. Elle doit être capable de relever les nombreux défis du continent :

1.      La déconfiture de beaucoup de structures étatiques invite à susciter des communautés qui se prennent en mains.

2.      La violence et l’injustice appellent à s’engager au service de la réconciliation, de la justice et de la paix, dans la perspective du deuxième synode africain et dans un contexte œcuménique.

3.      Les jeunes provoquent à s’investir dans l’éducation, à les préparer à s’investir dans la société et à prendre en compte leurs questionnements.

4.      Dans une Afrique frappée par les grandes endémies comme le Paludisme et le VIH SIDA…, investir le service traditionnel de la santé et la prévention.

5.      Donner aux femmes leur place dans la société et nos Églises, dans les prises de responsabilité.

6.      Dans des sociétés longtemps bâillonnés par la pensée unique, encourager et susciter des espaces de réflexion, de prise de parole et d’écriture.

7.      Se battre pour la protection de l’environnement, pour l’écologie, dans une Afrique qui offre le triste spectacle de la destruction de l’espace.

8.      S’engager au service des droits de l’homme et des peuples. Penser à une catéchèse et à une pastorale des droits de l’homme.

9.      Contribuer à former une élite de décideurs politiques, économiques, sociaux et militaires compétents et responsables

10.  S’investir avec la société civile dans le politique, le social et l’économique.

11.  Investir les medias pour qu’ils soient au service de la libération.

12.  Travailler dans le cadre d’un dialogue interculturel, œcuménique et d’une mondialité respectueuse des diversités.

Voici, nous semble-t-il, quelques défis auxquels doit répondre une théologie africaine libératrice de vie. C’est à cette théologie que pensait déjà, il y a plus de 50 ans, Alioune Diop, dont nous venons de célébrer les 100 ans de naissance. Ce laïc passionné d’une Afrique œcuménique et ouverte à l’universel, appelait à une théologie « des gens et des peuples » :

 La théologie semble être devenue quelque peu abstraite. Elle s’est élaborée souvent loin de la vie des hommes. Puisse-t-elle devenir davantage la théologie des gens et des peuples. Et d’autre part, la maturité d’un peuple ne peut lui être enseignée de l’extérieur. Elle naît et s’éprouve à travers l’effort de ce peuple directement aux prises avec les réalités d’aujourd’hui. C’est alors, dans cet esprit et à ces conditions, que l’on est fondé à espérer une renaissance de la civilisation négro-africaine, consciente de son nouvel environnement (le monde moderne), découvrant ses dimensions mondiales et ses limites, et responsable de son propre destin[13].

Paulin Poucouta



[1] Synode des Évêques, 2è Assemblée Spéciale pour l’Afrique, L’Église en Afrique au service de la réconciliation, de la justice et de la paix, « Vous êtes le sel de la terre …Vous êtes la lumière du monde » (Mt 5, 13.14), Propositions, Rome, 2009.

[2] Hamidou Kane (Cheik), L’aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961, p. 147.

[3]Bimwenyi Kweshi, O., « Avènement d’une nouvelle proximité de l’improbable », Civilisation noire et Eglise Catholique, Colloque d’Abidjan (12-17 Septembre 1977), Paris / Dakar, Présence Africaine/Les Nouvelles Editions Africaines, 1978, p.114-116.

[4] Cf. Thomas L.V. / Luneau R., La terre africaine et ses religions, Paris, Larousse, 1975, pp. 297-331.

[5] Cf. Messi- Metogo E., Dieu peut-il mourir en Afrique. Essai sur l’indifférence religieuse et l’incroyance en Afrique noire, Paris / Yaoundé, Karthala / UCAC, 1997.

[6] Alioune Diop, « Discours d’ouverture », in Présence Africaine, numéro spécial, 1956, p. 15.

[7] A.T. Sanon, « L’évangélisation par l’Église en Afrique », dans Foi, culture, évangélisation en Afrique à l’aube du troisième millénaire. Actes du Colloque postsynodal, Revue de l’Institut Catholique de l’Afrique de l’Ouest, n° 14-15, 1996, pp. 33-46.

[8] Cf. Monseigneur Jean Zoa, son héritage et son enseignement. Actes du Colloque, Yaoundé 9 et 10 décembre 1998, Mbalmayo, Centre d’Etudes Redemptor Hominis, 1999.

[9] Cf. Soédé, N.Y., Cri de l’homme africain et christianisme. Jean-Marc Ela, une passion pour l’opprimé, Abidjan, SEPRIM IVOIRE, 2009.

[10] Cf. Ela, J.M., Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère, p. 79.

[11] Ecclesia in Africa, n° 63.

[12]Cf. Kä Mana, La nouvelle évangélisation en Afrique, Paris / Yaoundé, Karthala / Clé, 2000. Également Poucouta P., Et la vie s’est faite chair. Lectures du quatrième évangile, Paris, L’Harmattan, 2005. Voir aussi Soédé N. (éd.), Afrique de la mort, Afrique de la vie, RUCAO, n° 28, Abidjan, 2006.

[13] Diop, Alioune, « Allocution », dans Civilisation noire et Église Catholique, Colloque d’Abidjan (12-17 Septembre 1977), Paris/Dakar, Présence Africaine/Les Nouvelles Éditions Africaines, 1978, p. 21.

 
   
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